Esthétiques décoloniales : pistes de recherches créatives

Il y a quelques posts, je parlais de mes recherches sur le solarpunk et l’afrosolarpunk, ou comment explorer des esthétiques dites décoloniales… C’est-à-dire, comment sort-on des esthétiques occidentales qui ont été érigées en normes, pour accéder à un réservoir d’idées véritablement diverses ?

Ce sont des pistes de réfléxions que je continue de creuser pour nourrir des écrits, et surtout des graines d’idées. Bien sûr, ça implique de se situer (je suis une femme afrodescendante française, originaire d’Afrique centrale et de la Caraïbe, etc) et de situer aussi ses productions (mes écrits sont majoritairement publiés en France et s’inscrivent dans une littéraire française et francophone), et de creuser ce qui nous plaît ! Pour moi, c’est le point de départ.

Se situer et situer le contexte de son oeuvre

La raison pour laquelle ça me semble primordial, c’est simplement parce que tous les contextes du monde n’ont pas la même histoire de la colonialité, même s’ils partagent les mêmes mécanismes et souvent les mêmes responsables.

Dans l’entretien « Esthétique décoloniale », Pedro Pablo Gómez, professeur à la Faculté des Arts ASAB, Universidad Distrital Francisco José de Caldas (UDFJC, Bogotá définit “la matrice colonial” d’un point de vue latino-américain pour appréhender une esthétique décoloniale :

“La matrice coloniale, qui s’installe avec la découverte de l’Amérique en 1492, est l’agencement du travail, de la connaissance, de l’autorité et des relations intersubjectives à la logique du marché capitaliste mondial et à des critères de classement tels que la race, le genre, l’ethnie, l’espace, le temps, la religion, la langue, l’art, la sensibilité, le goût, parmi d’autres.”

Il poursuit :

En fait, à travers mon travail de recherche, j’ai constaté que la décolonialité esthétique passe par la décolonisation de la théorie esthétique, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de relire « décolonialement » l’esthétique, depuis Kant jusqu’aujourd’hui. Mais la décolonialité esthétique ne se contente pas seulement de critiquer l’esthétique et de mettre en évidence le racisme, le patriarcat, l’eurocentrisme et le sexisme, qui/que cachent les grandes théories esthétiques ou l’histoire de l’art. La décolonialité esthétique s’occupe aussi de comprendre comment l’esthétique opère comme un régime puissant qui, à travers la distinction entre art et non-art, exerce une classification ontologique et une déshumanisation des êtres humains.

Ainsi, d’un point de vue militant, ça me semble logique de questionner sa pratique artistique, ses imaginaires, mais aussi impératif de les explorer et de les mettre en perspective.

On pourrait d’ailleurs prendre pour exemple la production d’images dénonçant les g€n0c*d*s en cours dans différents pays, à partir de l’IA : quand des populations subissent une éradication, leurs créations culturelles sont aussi visées. Pourquoi ne pas les mettre en avant, réfléchir collectivement au soutien des artistes et à la conservation de leurs héritages, plutôt que de choisir des outils d’exploitation et de vol d’images automatiques? Peut-on parler d’ “images décoloniales ?”

Esthétique et politique : trouver une direction

De nombreux articles et recherches ont analysé l’origine du minimalisme, notamment par les essais de son créateur, Adolf Loos, comme puisant dans le fascisme :

Dans cet essai, Loos assimile d’abord « l’ornement » aux « dégénérés » et aux « criminels » à travers l’application de tatouages. Les tatouages ​​proviennent du même désir que l’ornement et seuls les criminels, ou ceux qui le seront bientôt, ont des tatouages. Il dit plus tard qu’il « parle à l’aristocrate » qui comprend « la détresse et le besoin de ceux d’en bas ». Il énumère ensuite ces personnes comme étant d’origine persane, slave et africaine (il utilise un terme offensant et dépassé à la place d’Africain). Loos dit que ceux qui « tolèrent » les ornements fabriqués par des personnes qui ne sont pas des aristocrates comprennent qu’« ils n’ont pas d’autre moyen d’atteindre les sommets de leur existence ». Évidemment, tout cela est non seulement extrêmement raciste, mais repose également sur une extrême suprématie blanche.

Source : Art Movements 101: Why Minimalism is the Worst

Il en est de même pour la disparition de la couleur, comme le relève Dr Nicole Truesdell, qui analyse la disparition de la couleur dans l’espace public :

With this comes a return to color, pattern, and ornament from different cultures, folklores, and spiritual practices. As a response, the system of power that once consumed space through colonizing land is now using homogenous, minimalist design, and color to consume space in a more insidious way.”

Cela entraîne un retour aux couleurs, aux motifs et aux ornements issus de différentes cultures, folklores et pratiques spirituelles. En réponse, le système de pouvoir qui consommait autrefois l’espace en colonisant les terres utilise désormais un design et des couleurs homogènes et minimalistes pour consommer l’espace de manière plus insidieuse.

Dr. Nicole Truesdell “Is Color disappearing ?

Par conséquent, j’aime l’idée de prendre ces réflexions comme points de départ pour esquisser l’esthétique d’un univers, que ce soit dans les vêtements des personnages ou l’urbanisme…

Pour donner deux exemples :

  • Le rapport à la couleur et au motif : quand on sait que le minimalisme et la disparition prennent leurs racines dans le fascisme, c’est intéressant de chercher d’autres esthétiques, mais surtout de déconstruire son regard. J’essaie de plus en plus d’observer ou de documenter des tissus, des styles, ou des décos colorés, voire saturées, pour voir ce qui me parle le plus… C’est très large !
  • Les coiffures afro : Pour les coiffures, c’est pareil ! En s’éloignant d’une lecture normée et limitée des coiffures afro (c’est-à-dire s’éloigner du texturisme, du colorisme, mais aussi des formes de respectabilité imposées aux coiffures), je me suis intéressée aux locs freeform, mais aussi aux “exceptions” comme les cheveux roux crépus. C’est bien parce que certaines esthétiques sont mises à la marge que les normes sont maintenues

Ce sont juste des exemples, mais je trouve ça passionnant à creuser, car ces détails permettent de composer un worldbuilding, et aussi de ne pas uniquement se limiter au futurisme pour justifier certains détails esthétiques.

Si vous avez des suggestions de ressources sur le sujet, je suis preneuse.

Affaire à suivre !

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