“Des femmes en cage, des hommes enchaînés. Voici quelques-uns des tableaux vivants qui seront présentés dans l’exposition Exhibit B à l’espace 104 à Paris du 7 au 14 décembre 2014. L’artiste sud-africain Brett Bailey a choisi pour thème notre passé colonial”
1) “Parlons de racisme mais pas de races”
- “le zoo colonial de Brett Bailey dénonce”: la reproduction fidèle d’un zoo humain tiendrait en lui-même de la dénonciation, mais comment ? En exposant uniquement des corps noirs enchaînés sans la mise en avant des mécanismes de dominations, tant par l’absence des acteurs (les colons blancs) que par les institutions, on reste dans le fantasme selon lequel notre contexte – une civilisation occidentale, ou du moins, une société française en 2014 – serait assez parlant de lui-même. Eh oui, qui oserait une seconde faire un zoo humain “pour de vrai” en 2014 ? L’exposition dans un musée préserve ce “pour de vrai“, comme si le musée en tant qu’institution, serait un terrain de fiction, un endroit spécial et indépendant de la xénophobie exercée dans notre société.
Ce traitement du musée et de l’Art comme un hors-contexte de notre Histoire reprend les mêmes mécanismes que le racisme : soit cette croyance que le passé est détaché et séparé de notre présent. L’artiste compte ainsi sur une sorte de fierté contemporaine, où la société “si évoluée” que nous connaissons aujourd’hui ne serait plus au fait de son racisme, mais, surtout, que le passé colonial est une chose révolue, indépendante de notre présent. Or, le passé colonial, tout comme le racisme, demeure une oppression latente qui trouve ses racines dans le temps et qui est perpétuée. Le refus d’entendre aujourd’hui les réactions des diasporas noires à cette exposition est une énième preuve que le corps noir n’est considéré que dans ce qu’il peut apporter à une narration, dont il n’est pas l’auteur.
L’exhibition de corps noirs enchaînés, dans une passivité imposée, et ce sans que les colons n’apparaissent, est un choix de narration qui n’est en rien une dénonciation, mais juste le maintien d’une tradition coloniale où on ne laisse jamais le corps noir se dire et se raconter. On l’expose à une fin tacite et nauséabonde : soulager les consciences en flattant l’ego du spectateur qui se dira “c’était pas bien ce qu’ils ont fait dans le passé”, sans se rendre compte qu’il participe lui-même au maintien d’une oppression raciste. - Le corps noir, crash test de l’antiracisme : le corps noir demeure ainsi le crash test de la bonne conscience. “Allons au musée voir comment je réagis face à ces êtres animalisés et en cage !”, le spectateur pourra se flatter de cet après-midi découverte où sa mise en rapport avec un exotisme raciste pourra le gêner, le surprendre, tout au plus le bousculer un peu avant qu’il reprenne son quotidien. Brett Bailey fait du corps noir une performance, comme il en était question déjà à l’époque coloniale, donnant ainsi l’impression que tout le monde a quelque chose à dire sur le sujet. Or, si nous avons tous la possibilité de dire quelque chose sur le racisme, nous n’en sommes pas tous victimes.
- Artiste noir ou blanc, quelle différence ? Vouloir dénoncer le racisme à travers une oeuvre quand tout le monde refuse de prendre en compte la couleur de l’artiste, cela montre un peu l’état de l’antiracisme en France : “parlons du racisme sans races !”, comme si le racisme (d’hier ou d’aujourd’hui) ne tenait qu’aux murs du 104, le temps d’une exposition… N’en déplaise aux défenseurs de l’exposition et à l’artiste, mais le racisme n’est pas une question d’intentions. Il repose sur un système de rapports de force entre dominants et dominés, dont les victimes de cette oppression se voient volés leur parole pour justifier tout et n’importe quoi. Personne n’a demandé à Brett Bailey de faire ce zoo humain. Personne n’a demandé à mettre en avant l’animalisation des Noirs pour un besoin de catharsis, ni de devoir de mémoire de la sorte.
2) L’appel à une objectivité choisie
Bien souvent, face à la dénonciation du racisme de l’oeuvre, nous nous sommes heurtées à un implacable appel à l’objectivité. C’est souvent ce qui suit lorsque l’on dénonce une oppression sociale : “vous exagérerez et voyez le racisme partout !”, on traite le racisme ou la xénophobie comme une affaire de sensibilité et de subjectivité trop aiguë, une pratique facile pour rendre illégitime l’expérience et le vécu des victimes de racisme, nous obligeant à perdre énergie pour expliquer que le racisme est raciste. Toujours dans une démarche pédagogique, résumons les trois réponses fréquentes :
- “Vous n’avez pas encore vu l’exposition !“: Certes. Ce n’est pourtant pas la première fois que l’exposition passe en France, mais il faut croire que les réseaux sociaux ont cette bonne faculté à faire remonter à la surface ce qui voudrait passer inaperçu. Le choix est pourtant simple : on peut choisir de payer pour voir par curiosité cette oeuvre et se faire son idée, participant ainsi au divertissement raciste, encourageant l’idée que l’oeuvre tient à une performance de Noirs en cage. Cela justifierait l’exhibition animalisante qu’elle suppose. Mais après tout, les minstrel show où des acteurs blancs mettaient en scène des Noirs pour faire rire leur public attirait les foules, c’était certainement là aussi une question de curiosité ?
OU on peut choisir d’estimer que le principe du zoo colonial en lui-même est assez déshumanisant, et convenir qu’”Un après-midi dans la peau d’un colon” n’est pas le moyen le plus sain pour réfléchir à son antiracisme. - “Et si c’était un artiste noir ? Et si c’était des hommes blancs ?”:
… Dans un appel à l’objectivité, nos interlocuteurs estiment que leur subjectivité a une valeur neutre. C’est bien là ce qui ressort quand l’inversion des races des acteurs constituerait un argument, alors que:1) Non seulement on évite de parler de race, mais on prend bien garde à ne pas mentionner celle de Brett Bailey ni celle de la majorité du public attendu à cette représentation, ni celle du système dans lequel tout ceci a lieu.2) en envisageant ce genre d’hypothèse, on considère le racisme comme une histoire de mélanine trop élevée. Par conséquent, on nie le racisme comme un système reposant sur une animalisation, voire bestialisation historique des personnes noires ( une telle animalisation qui, devons-nous le préciser, n’a jamais concerné les Blancs).3) les défenseurs de Brett Bailey prônent l’importance du contexte de l’exposition mais s’adonnent à toutes les hypothèses possibles pour le défendre. Son contexte reste une mise en place d’une représentation par et pour les blanc·he·s pour soit-disant dénoncer le racisme par un procédé raciste. Or, si l’oeuvre n’est pas défendable dans son contexte même, qu’en déduit-on ?… Qu’elle est raciste.
- “Liberté d’expression !”: la liberté d’exhiber un imaginaire raciste dans une institution publique primerait sur la déshumanisation des corps noirs qu’encourage cette exposition, parce que « liberté d’expression oblige ». Quand on sait que cette liberté d’expression est l’argument phare de politiques et intellectuels xénophobes, nous peinons encore à comprendre comment nos interlocuteurs peuvent nier une autre liberté que la leur : celle d’autrui, celle de pouvoir vivre et être considéré comme un être humain sans craindre de voir exposer ses semblables dans des cages pour le bien d’une expérience.
- “Il s’agit d’un musée ! Rien de raciste à cela !”: si les institutions étaient vierges de toute discrimination, cela n’aurait pas conduit à des abominations comme celles que l’exposition universelle a pu abriter, ni aux spectacles d’hypnose de femmes dites “hystériques” qui satisfaisaient un public français, lui-même friand de voir l’exhibition de personnes malades aux devants des hôpitaux.
- “Il y a des personnes noires qui ont accepté de servir cette exposition !”:
prendre comme caution les personnes noires qui ont participé à l’oeuvre sans se soucier ni des conditions économiques, ni des plaintes qui ont suivi également la participation de certains travailleurs·euses, c’est juste vouloir soulager une culpabilité blanche dans le vide. Mais allons plus loin avec un petit regard économique.Le racisme et le colonialisme ont servi des objectifs économiques, capitalistes, et nous percevons des relents de cela. En effet, posons un œil sur les méthodes de recrutement et de rémunération des travailleurs·euses. Bailey touche son cachet et obtient une notoriété tout en s’accordant une bonne image de dénonciateur du racisme et d’artiste incontournable. De l’autre côté, les figurant·e·s étaient payé·e·s 110€ brut pour 3h de représentation tandis qu’au Théâtre Gérard Philippe ce sera 120€. Rappelons que ces lieux sont financés par l’argent public.
“Ce qui est amusant c’est que le metteur en scène prétend avoir fait ce projet pour dénoncer la permanence des relations violentes entre noirs et blancs (…) Par ailleurs il ne fait aucune politique de respect en terme de rémunération des artistes. Il touche son cachet et continue sa chasse à la notoriété. Au 104, les artistes étaient payés 110€ brut pour 3h de représentation et au TGP ce sera 120€. Là je crois qu’on ne peux pas trouver plus bel exemple d’appropriation culturelle et d’exploitation décomplexée.”lien
Brussels, Belgium in 1958.
Paris, 1907
Ainsi, si après ces quelques mots, la présence du racisme jusque dans un musée vous semble exagérée, demandez-vous surtout jusqu’où le déni ambiant lui a permis de perdurer et de s’infiltrer; demandez-vous à quel point les rouages de cette vieille oppression centenaire s’est infiltrée au point qu’aujourd’hui, cette exposition ne choque personne.
Po Lomami et Mrs Roots
Seconde partie :
#BoycottHumanZoo II : à la culture de notre servitude
Pour aller plus loin :
- Le storify [View the story “#BoycottHumanZoo en France: pourquoi est-ce problématique ?” on Storify]
- Deep Racism: The Forgotten History Of Human Zoos
- La campagne anglaise qui a permis la fermeture en Angleterre : Boycott Human Zoo UK
- Sur l’animalisation perpétuelle des personnes noires, par Po : Je suis un-e animal
- Sur le zoo colonial par John Mullagen
- LA PETITION
Merci à Evanarchiste pour la relecture. 🙂