Les scènes de révolte, l’exploitation des ressources d’Afrique pour la technologie, les violences sexuelles et genrées… Tout au long du parcours de Neptune, ces thèmes très forts et politiques, cohabitent avec l’onirique, et nous font repenser la technologie, celle qui n’est pas issue seulement du métal mais du sang des hommes.
Synopsis Allociné
Hauts plateaux du Burundi, de nos jours. Après la mort de son frère, Matalusa, un mineur de coltan, forme un collectif de cyber-pirates anticolonialistes. Évoluant dans une société autoritariste où la technologie règne en maître, il rencontre alors Neptune, un.e hacker intersexe. De leur union va naître une insurrection virtuelle et surpuissante.
À l’occasion de la sortie du film, j’ai pu rencontrer Saul Williams et Anisia Uzeyman pour cet entretien, curieuse d’en savoir plus tant sur le film, que sur le processus créatif derrière. Entretien.
Comment vous est venue l’idée de Neptune Frost ?
Anisia Uzeyman : On était au Sénégal ensemble en 2011 pour tourner le film d’Alain Gomis, qui s’appelle Aujourd’hui. Et quand on était au Sénégal, on avait vraiment tripé sur les contrastes entre la modernité et les choses traditionnelles :des enfants qui couraient avec leurs casques, en écoutant de la musique sur leurs beats, à l’époque, avec leurs téléphones portables, etc qui couraient après l’école pour aller construire des tambours, à l’occasion d’une fête traditionnelle, qui sont ces espèces de petites compétitions. Du coup, il y avait cette jeunesse, ancrée dans ce présent très moderne, avec toute la technologie qu’on connaît, qui se mobilisait pour cette tradition très ancienne. Et cette même tradition était un moyen de communication, puisqu’elle était rythmée par un système d’appel de tambours. Tout ça a nourri nos réflexions. Entre temps, on a aussi appris l’existence des E-Waste Dump : ce sont les décharges où vont tous nos ordinateurs, tous nos déchets électroniques, toutes les technologies qu’on n’utilise plus et qui sont usés. Ces endroits sont une espèce de terrains vagues immenses, et qui sont situés juste à côté des mines où les minerais qu’on met dans cette technologie pour distribuer le courant, l’énergie, etc, sont extraits.
Saul Williams : C’est l’ensemble de tout ça – cette expérience au Sénégal, cette cohabitation entre déchets et ressources de la technologie, l’usage traditionnel du tambour – qui constituait à nos yeux, une des premières formes de communication sans fil (wireless communication) – qui nous a inspiré. En parallèle, on avait depuis longtemps ce rêve de créer un projet ensemble. À ce moment-là, j’étais au Rwanda.
A.U : Tu étais au Burundi et tu écrivais la première chanson “Matalusa King”, qui allait diriger le reste du film. Quand vous écoutez le film, vous vous rendez compte qu’il est construit autour de cette chanson.
S.W: Oui, au début, on songeait à en faire une comédie musicale. On a fait une résidence artistique au Canada en ce sens, et on a montré le projet au producteur exécutif de Fela ! The musical, la comédie musicale. L’idée était de proposer une pièce qui serait joué à Broadway, et dans laquelle Anisia et moi jouerions. Je montre la pièce au producteur exécutif donc, il la lit et il me dit : “j’ai adoré cette histoire, je pense qu’elle est incroyable. Mais je pense que je serais encore plus excité si c’était un film”.
À ce moment-là, on s’est dit qu’en en faisant un film, nous pourrions choisir des lieux, être sur le terrain, et là on s’est dit qu’on pourrait même tourner au Burundi.
A.U : C’est une longue histoire car le scénario a pris plus de sept ans à se faire. Ça a demandé plus beaucoup de recherches, mais aussi beaucoup de nos vies.
S.W : Et il fallait maintenant qu’on fasse cette transition de passer le projet d’une pièce à un film. Sachant que, au même moment où nous concevions la pièce, nous pensions à développer cette histoire sous la forme d’une bande-dessinée – qui sortira l’an prochain. Ce qui est drôle, c’est que le film est finalement sorti avant que nous n’ayons fini la BD, alors que je pensais que ce serait l’inverse.
Justement, on sent la place accordé au chant, à la musique et la danse dans ce film. On a presque l’impression que ce sont des personnages à part entière. Je pense notamment à cette scène où des hommes jouent des percussions, comme un interlude. J’imagine que la réécriture d’une pièce pour arriver à ce scénario de film, surtout sur sept ans, a du être particulier, non ?
A.U. : Ça a été une réécriture, notamment parce qu’on voulait conserver le travail autour des dialogues, qui est à l’image de notre amour pour le théâtre, et pour la musique. Ça a vraiment commencé là, avec la musique. Et c’est ce qui était spécial dans l’écriture de Neptune Frost, c’est qu’avant les voix ou l’écriture de la BD, c’est d’abord le son qui est arrivé. Du coup, même pour la bande-dessinée, notre priorité était de savoir comment rendre le son à travers la bande-dessinée. La comédie musicale, c’était le rêve de Saul depuis qu’il est petit. Quant au film, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé et que j’aime particulièrement. Et donc, pour moi, le principal enjeu était de savoir comment retranscrire en images, un univers et un mouvement sonore. Saul était donc dans son studio, et il créait cet univers sonore….
S.W. : Pour moi, le son, c’était savoir comment créer le moodboard qui allait définir l’atmosphère de l’histoire.
A.U : Et donc j’étais là, et j’entendais les sons qu’il produisait, et je les transcrivais en séquences, en une couleur, en un mouvement. Et ensuite, on échangeait sur les raisons du pourquoi je voyais ça comme ça visuellement, et ensuite on allait au scénario.
S.W. :Et tous ces échanges nourrissaient la musique. Parce que toutes ces images et ces idées amenaient à la chanson suivante.
A.U : Et étant tous les deux issus du théâtre, – Saul est poète, moi, metteuse en scène – le fait de savoir interprêter un personnage a nourri notre processus créatif, car notre but était de donner le meilleur matériau aux acteurs.
Comment s’est passé le montage ? Comment sait-on où couper et où mettre le point final quand autant de formes artistiques se rencontrent ?
A. U. : Bon, tu vois, je pense que l’on a partagé tout ça pour donner le contexte, mais au bout du compte, c’est un film. Il y avait un script, et le tournage était très court. Sept jours de tournage, et c’est un musical, donc y a pas de place pour l’improvisation, pas beaucoup de perte à l’image. On n’est pas revenu avec du surplus. On est revenu avec quelque chose de très structuré, juste ce qu’on pouvait ramener, puisqu’on a travaillé dans une économie de tournage qui était très contraignante et très technique.
Le montage en lui-même était un moment extraordinaire. Il faut savoir qu’on a tourné au mois de février 2020. Et le 8 mars 2020, et le monde s’est fermé ( ndlr : la pandémie du Covid-19 est déclarée). Quand on se préparait à faire le film, on a rencontré beaucoup de difficultés de production, comme n’importe quel film, et on nous disait souvent “Attendez, attendez, patientez avant de le filmer, attendez. Comme ça vous aurez plus d’argent, etc, etc, etc”. Et on a dit non, on savait que c’était maintenant. Et on a eu tellement raison, parce qu’autrement je pense qu’on n’aurait jamais pu faire le film. On est revenu du Rwanda le jour où le pays fermait ses portes. On est reparti avec un film qui s’était fait dans des conditions extrêmes, avec l’électricité qui allait et venait, beaucoup de choses techniques qui forcent à l’inventivité. On ne savait pas si on avait exactement tout ce qu’il fallait pour le film, et finalement, on était tellement content de voir qu’on avait le film qu’on voulait. Ensuite, comme le monde était en berne, y compris Hollywood, on a eu la chance de rencontrer une monteuse extraordinaire, qu’on n’aurait jamais eu les moyens de rencontrer, ou même de payer, ou de travailler avec, c’est Dody Dorn. C’est la monteuse de Justice League, de Momento, qui a travaillé avec tous ces grands réalisateurs. C’est une monteuse très reconnue. Elle avait le temps et l’envie de faire ce film. Elle a travaillé avec sa protégée sur le film. C’était extraordinaire parce qu’on avait quelqu’un d’extraordinaire, qui était une monteuse son avant d’être une monteuse d’images,qui savait accompagner la structure du film, qui repose sur les playbacks, les chorégraphies, les raccords, tu imagines le travail…
C’était marrant, parce qu’ à la base, on a fait beaucoup de plans séquences pour des questions économiques: on prenait une séquence et on la découpait, on filmait le tout plusieurs fois, avec différents angles – comme ça, on gardait l’énergie et on gagnait du temps.
S.W. : On avait aussi les chansons qu’on avait enregistrées avec les acteurs avant le tournage. Ils ont souvent joué en playback. Anisia l’a dit, on a filmé le plus gros, avec une idée très précise de ce qu’on voulait, mais je me rappelle très bien de ces moments où nous filmions et où on se disait “On l’a !”, parfois avec beaucoup d’émotions.
A.U. : c’est vraiment, je pense, un film à l’image de la manière dont il a été fait. Il y a une honnêteté dans ce film, une honnêteté qui revendique l’inventivité. Ce n’était pas une production énorme, mais on a tout fait pour avoir les choses qu’on voulait vraiment. Et il faut imaginer Saul en train de marquer le rythme avec les acteurs ! Les choses étaient millimétrées à la seconde, par rapport aux chansons. Le scénario était écrit à l’image près, c’est allé très vite.
Donc quand tu disais “comment vous avez fait pour mettre tout cela ensemble ?”, c’est surtout qu’on a été nourri par tous ces éléments.
Dans ce film, il y a une vraie place accordée à la récupération et aux matières recyclées, qui permettent à vos personnages de concevoir et d’évoluer constamment. Pourquoi avoir fait ce choix ? Etait-ce une manière de proposer une autre image de la technologie ?
S.W. : Si je prends juste le mot “robot”, qui vient du slave, cela signifie Esclave.
Ce qui fait sens quand on connaît l’époque coloniale et l’esclavage : il était important pour les colons de penser aux corps noirs comme n’étant pas humains. L’idée de programme, de se réveiller pour aller au travail, puis s’endormir, puis se réveiller pour aller au travail, etc, c’était leur façon de faire de nous des robots. Quand on passe ensuite à l’ère industrielle, aux moteurs qu’ils ont créés, que vous soyez dans une voiture, dans un avion, dans un appareil photo, n’importe quoi, ils utilisent ce modèle propre aux plantations à l’intérieur du moteur. C’est pourquoi, si vous parlez à n’importe quel ingénieur et vous lui demandez de vous expliquer un moteur, ils vont désigner qui est le maître et qui est l’esclave à l’intérieur. Idem pour la programmation informatique : la suite de chiffres 1-0-1-01 est aussi appelée maître et esclave, et on la trouve dans la carte mère. Il y a donc toujours cette idée d’un seul maître et de plusieurs esclaves qui lui répondent. Donc parler de technologie, c’est compliqué mais en même temps, ça ne l’est pas vraiment.
Quand on parle d’énergies fossiles extraites au Congo ou ailleurs en Afrique centrale, ou orientale, des mines où sont extraites des minerais riches, il ne s’agit pas seulement de fossiles de dinosaures ou d’animaux. Nos ancêtres sont dans ces minerais, leur énergie est utilisée dans le coltan, le cobalt, l’or, le titane, ils sont le vecteur de cette technologie sur laquelle reposent la plupart des machines. Donc dire que “nous sommes la technologie” n’est pas vraiment une métaphore (rires). C’est vraiment une des références du film. Tout comme le tambour, qui était l’une des premières formes de communication sans fil, concrètement.
A.U. : Et puis, le tambour était le lien entre l’ancestral et la projection dans l’univers. C’était aussi un de ces objets interdits dans les Caraïbes, car il permettait aux esclavisés de communiquer sans qu’ils puissent être compris ou inquiétés par les esclavagistes. Aussi, au Rwanda, le tambour est quelque chose de très important dans la culture. C’est un dieu. Il y a donc cette connexion à travers la musique, qui n’a pas de frontières. C’est un langage, une forme de communication, finalement au même titre qu’Internet. Ce sont toutes ces références qu’on a mis dans le film.
S.W: Oui, car le rythme, qu’il soit musical ou autre, est un code, à part entière.
Avec l’enregistrement des chansons en amont, ce tournage de sept jours, y compris les chorégraphies… je suis curieuse de savoir comment vous avez travaillé avec les acteurs ? Comment vous sont venus les personnages de Neptune et de Matalusa ?
S.W : Je pense que la première chose à savoir est que tous les acteurs du film sont des interprètes à part entière, c’est vraiment la fine fleur du cinéma à Kigali au Rwanda, et du Burundi pour certains. Ils sont poètes, acteurs, danseurs de hip-hop. Le casting que l’on a fait s’est basé sur les performances qu’ils ont données lors d’open mic ou de prestations à Kigali.
A.U : Quand vous voyez le talent de quelqu’un, c’est limpide. Chaque fois qu’on trouvait un des acteurs, il n’y avait aucune hésitation. On a été vraiment chanceux de les trouver. Nous avons rencontré la plupart d’entre eux en 2016, au moment où nous visitions le Rwanda pour tâter le terrain en vue du projet. Comme nous n’avions qu’un seul producteur, nous avons également décidé de lancer une campagne de crowdfunding pour voir si d’autres personnes seraient intéressées par ce projet, ou même s’il y avait une audience pour ce film. On a donc réalisé une petite bande-annonce en 2017 avec la majorité des acteurs et actrices qui seraient, des années plus tard, à l’affiche de Neptune Frost, mais aussi d’autres membres de l’équipe.
S.W : Oui, comme Cédric Mizero, un artiste rwandais qui a été le chef costumier et le chef décor sur le film. C’est le premier qu’on a rencontré. On lui a parlé du projet, et le lendemain, il a ramené des sandales conçues avec des cartes mères. On s’est dit “lui, il travaillera avec nous”. Et de fil en aiguille, il nous a présenté à d’autres artistes de Kigali.
A.U. : Dès qu’on présentait le projet, il y avait vraiment un enthousiasme, une joie de la part des artistes qu’on rencontrait, une envie de s’impliquer. On a tourné le trailer en quatre jours.
S.W. : Au même moment, il y avait un certain nombre de réfugiés burundais qui avaient traversé la frontière : des étudiants, des activistes, y compris des musiciens venus avec leurs tambours. On ne pouvait pas tourner au Burundi, mais d’un coup, on se retrouve avec tous ces jeunes Burundais à Kigali.
A.U : On ne peut pas imaginer à quel point c’était émouvant. On avait notre script avec cette scène où le frère de Matalusa est tué dans les mines, et ses battements de coeur deviennent les battements de tambours, tout ça était écrit. Mais nous ignorions que nous allions justement rencontrer tous ces musiciens. Je ne sais pas si c’est karmique ou autre, mais c’est comme si tout s’alignait. À partir de là , on a donc rencontré “Kaya Free” qui joue Matalusa, Trésor Niyongabo qui joue Psychology, Cheryl Isheja qui joue Neptune, Eric Ngangare qui joue Potolo… On les a tous rencontrés en 2016. Ils ont donc eu le temps d’étudier et d’incarner leurs rôles, de les nourrir avec les musiques jusqu’à 2020. Et le chant a été un élément décisif dans le fait de trouver le ton de leurs personnages, de les interpréter, de leur donner corps, de dire leur histoire. La voix est très importante.
Vous évoquez l’importance de la voix, mais les langues aussi ont leur rôle dans l’imaginaire de Neptune Frost… Plutôt que de recourir à l’anglais pour toucher le plus grand nombre, vous avez choisi au contraire de varier entre différentes langues. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
S.W : Eh bien, c’est marrant parce que les acteurs voulaient jouer en anglais. Ils voulaient prouver qu’ils étaient capables de jouer en anglais, alors qu’à mes yeux l’une des expériences les plus impressionnantes, c’était d’être avec eux et de voir à quel point ils étaient fluides quand ils passaient d’une langue à une autre. C’est quelque chose qu’on voit souvent en voyageant, mais qui n’est pas documenté à l’écran, sans parler du fait que je connaissais leur langue, le kinyarwanda, mais que je ne l’avais jamais vue non plus à l’écran. En pensant à mes pairs américains, j’avais envie qu’il leur soit possible d’entendre une telle langue, de la même manière que nous regardons des films coréens en coréen, et tout ce qu’on a l’habitude de voir dans le cinéma populaire. On voulait montrer la richesse de la communication, déjà pour les acteurs dont la langue maternelle leur permet d’être plus sincères, mais aussi de pratiquer une langue, pas seulement parlée couramment mais avec laquelle ils sont à l’aise.
A.U. : Et les acteurs ne se voient pas souvent proposés de jouer dans leur langue, ils jouent souvent en anglais ou en français. En leur donnant cette opportunité, ils ont un autre terrain à explorer. Pour moi qui suis née là-bas et qui ai grandi en Europe, ne jamais entendre ma mère dans ma langue maternelle a eu un impact. C’était l’un de mes rêves d’enfance d’avoir un film où je pouvais entendre ma langue. Et de la même manière que ma fille est capable d’apprendre le coréen en regardant des séries coréennes, j’ai envie de donner l’opportunité à d’autres de connaître cette langue, de faire un lien et de se sentir représentés.
Ça m’a justement intrigué. À l’écran, on sent que ces langues cohabitaient en fait, et surtout l’impression qu’elles étaient égales, elle se superposaient, elles se répondent. J’ai essayé de me souvenir quand j’ai vu ça pour la dernière fois dans un film, je n’ai pas réussi.
A.U. :Et c’est la réalité de beaucoup de monde comme toi ou comme d’autres vivant sur le continent, etc. Les gens parlent régulièrement cinq langues. Ca n’a rien d’extraordinaire. On choisit les mots qui nous conviennent le plus, et qui nous permettent de créer un métalangage. Et c’est ce métalangage qui nous permet de faire naître tous ces concepts comme l’intersectionnalité, le fait de casser la binarité, d’adresser la colonialité des choses, etc.
S.W. : Oui, et normalement vous allez finir parler la langue des personnes qui ont financé le film. Le CNC va vous demander de faire un film en français si vous souhaitez le voir financer.
Est-ce qu’on vous a dit ce serait mieux que le film soit tout en anglais ou tout en français pour assurer sa réception ?
A.U : Evidemment ! C’était une lutte.
S.W. : Oui, et c’était surtout une lutte que nous n’avions pas envie de mener, car c’était non négociable. La majorité de notre travail consistait à protéger l’idée de ce projet, et cette pluralité des langues était une grande partie du projet, nous refusions d’y renoncer. Mais, oui, les producteurs et toutes sortes de gens nous faisaient comprendre que nous aurions plus d’argent si nous acceptions de le faire en anglais ou en français. On nous disait aussi de mettre une star dedans.
A.U. : Et c’est en partie à cause de notre choix que nous n’avons pas obtenu un financement français, par exemple. Et puis, faire ce film à un moment où Black Panther et The Woman king existent, soit des productions avec des acteurs américains qui prennent des accents africains, ça nous demandait d’affirmer nos choix et notre approche du film tels que nous le souhaitions – et non via une langue imposée.
S. W. : Et puis, en réalité, l’usage d’un anglais qui n’est pas la langue maternelle d’un acteur, ça le dessert, quand on sent l’inconfort, alors que la langue n’est pas censée être une barrière. Elle est censée permettre une libération dans ton jeu d’acteur.
On entend parfois que l’afrofuturisme “propose une autre Afrique”, mais j’ai l’impression qu’avec Neptune Frost, vous êtes allés plus loin : les frontières entre le réel et l’irréel, le temps et l’espace, tout est semble décloisonné. Est-ce pour vous une manière de proposer une autre forme d’afrofuturisme ou au contraire, de l’étendre davantage ?
A.U : On n’a jamais pensé afrofuturisme, en faisant ce film, mais j’avoue ne pas comprendre le dédain qu’il y a en France pour ce mouvement. C’est très beau comme mouvement. Je pense qu’il est normal qu’il revienne, que tout est cyclique, et que l’afrofuturisme répond à une nécessité des peuples opprimés de se trouver une image dans le futur. Ça revient aujourd’hui, ça reviendra dans vingt ans, etc. Par contre, même si c’est un mouvement très fort esthétiquement et très inspirant, on n’y a jamais pensé pour ce film. Ce n’était même pas dans notre moodboard ! (rires).
S.W. : J’ai grandi avec l’Afrofuturisme, je lisais Octavia Butler quand j’étais adolescents, tout comme j’écoutais George clinton. J’ai toujours été inspiré par l’idée de la science-fiction noire, et eu toujours envie d’en voir plus et de lire plus de science-fiction noire. Et pour moi l’énergie, ce qui ressort dans ce projet, c’était ce souhait d’avoir une comédie musicale qui correspondent à des sons modernes, qui ne rentrent pas dans la vieille idée d’un comédie musicale. J’ai toujours voulu voir plus de science-fiction noire. Quand je vois le public parler d’afrofuturisme et découvrir Octavia Butler, je me dis “oh, super, les gens rattrapent leur retard, c’est top”. Mais je pense aussi que ce débat public se poursuit, et qu’il fait partie d’une conversation plus grande, déjà présente dans plusieurs mouvements artistiques sur le continent. Toutes ces réflexions sur la manière dont nous nous filmons, dont nous nous photographions, c’est quelque chose présent chez beaucoup d’artistes africains, y compris en musique.
A.U. : Oui, c’est juste un affranchissement du regard et de l’image de l’autre, mais comme le disait déjà Ousmane Sambène dans les années 60. “Je suis mon propre soleil”. Donc forcément, notre film parle de technologie, de minerais , de la manière dont le pouvoir est distribué ou non, c’est une fiction écolo-technologique et c’est pour ça que c’est de la science-fiction. Beaucoup de choses s’y entrecroisent.
S.W : Et puis, au moment où nous avons appris l’existence des décharges technologiques, c’est aussi à ce moment là où nous avons appris que des artistes et des ingénieurs utilisaient ces déchets électroniques pour faire de la mode, faire de l’art ou fabriquer des objets concrets ; que ce soit au Togo où une imprimante 3D a été conçue à partir de ces matériaux, au Kenya où des prothèses électroniques pour les bras ont été conçues, etc. Ça, c’est le présent.
A.U : C’est le présent, ce qui veut signifie que le futur se trouve là. C’est un continent avec une jeunesse qui est tournée vers le futur. Si tu parles avec Cédric Misero, il te le dira : “la récup’, c’est ce qu’on fait tous les jours, parce qu’il faut savoir inventer au quotidien”. Je pense qu’il y a une prise de conscience, une ingéniosité et un désir de remettre en question l’Occident et ses fictions. Donc parler d’afrofuturisme, ok, mais il est surtout question du présent. Dans le film, on voulait faire le portrait d’une réalité, et des considérations actuelles de cette jeunesse sur le continent. Et on avait envie d’y donner un regard poétique et amoureux, hors des normes et des dynamiques de dominations.
C’est vrai que, ne connaissant pas l’histoire des révoltes au Burundi, au Rwanda, j’ai pensé à la République Démocratique du Congo quand j’ai vu les minerais. Même les la scène de révolte où on voit justement les manifestation avec des jeunes qui ont leurs téléphones pour dénoncer, ça m’a fait penser à notre présent, aux différentes manifestations qu’on a vu contre les violences policières en France, aux États-Unis, aux Antilles, etc. Il y a des références qu’on s’approprie.
A.U. : Et, je pense, des références décentrées de celles auxquelles nous sommes habituées. On le sait, pour créer une demande de consommation au niveau de l’art et de la culture des images, on nous habitue à voir des choses. C’est le rôle de la publicité, d’Hollywood. C’est le rôle de tout ce qui peut maintenir un pouvoir. C’est tellement fort les images, c’est très politique. Du coup, on voulait proposer des références qui sont décentrées de celles qu’on a l’habitude de voir.
C’était aussi notre désir d’offrir une représentation où se retrouveraient des populations minoritaires. Quand on montré le film au Mexique, par exemple et les Mexicains se sont complètement retrouvés dans ce film. Parce que l’exploitation, l’extraction des ressources, le vol de richesses… C’était pareil avec les Natifs américains, lorsque le film est sorti aux États-unis. C’est de là qu’on parle.
Tout le monde anglophone a été extrêmement ouvert, est touché et est bouleversé par le film. Ils ont embrassé cette fenêtre sur cet univers, et était touché d’avoir accès à cette rareté cinématographique. Car il n’est pas question uniquement de matériaux rares (rires). Les gens sont revenus avec leurs familles voir le film, plusieurs fois. Du coup, tu as ce film qui montre cette réalité des Rwandais et des Burundais, et qui touche une communauté plus large, qui n’a pas de frontières.
Et du côté francophone ?
A.U : Dans le monde francophone, tout le monde est resté dans une approche didactique du film, et sur des questions formelles. Oui, je lisais encore une critique il y a peu, qui disait “Il n’y a pas de blancs dans le film”.
S.W. : Ils se sentaient attaqués. Aux U.S, les Blancs ont une discussion en cours sur la Critique de la race, mais la vraie question est de savoir si on va continuer d’enseigner l’anticolonialisme à l’école, l’histoire des Noirs, etc, parce que ça culpabilise les Blancs. C’était une discussion publique très populaire sous Trump, qui se poursuit encore aujourd’hui, dans plusieurs endroits dont la Floride. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que cette discussion s’est passée en France avant que cela ne se produise aux États-Unis, avec les soi-disant intellectuels français qui se posent contre l’anti colonialisme. Et j’ai l’impression que la réponse à Neptune Frost est imprégnée de ça. “Ce film n’a rien de réaliste”, “Pourquoi ce n’est pas à propos du génocide ?“… C’était vraiment une réception très étrange et complexe, surtout en tant qu’étranger.
A.U. : Complètement. Avec la notion d’universalisme, on veut prétendre qu’il n’y a aucun problème ici, en France. Mais la réalité, dire les choses aide à guérir le présent. Ça n’a rien à voir avec la culpabilité. C’est faire en sorte qu’il y ait un espace pour que tout le monde ait la possibilité de respirer et d’avoir une place.