A l’heure il ne passe pas une semaine sans qu’il y ait un fait divers sur les violences policières, j’ai tendance à me dire qu’il est nécessaire à la fois de se pencher sur les manières concrètes de s’organiser, et à la fois de trouver des espaces extérieurs pour notre santé mentale. Parce que j’ai déjà une vision claire du premier point, h’ai du coup réfléchi au second point, et je reviens toujours à l’importance de la création comme espace d’émancipation. Ces dernières années, il y a eu pas mal de réflexions sur l’expression de cette émancipation via des oeuvres de fiction qui soient un espace de valorisation (je compte aussi mes propres livres pour enfants qui s’inscrivent dans cette démarche), et je pense que cette conversation doit aussi non seulement être l’occasion d’explorer la liberté de créer en tant que personne afrodescendante.
S’il y a beaucoup de choses à dire sur l’acte de créer en lui-même en tant que femme noire, il y en a tout autant à dire sur la liberté effective de ce que l’on souhaite explorer, sans être soumises à un horizon d’attente de certaines audiences. Obligation d’arrondir les angles pour les dominants, obligation d’être engagée pour certains, obligation de ne pas “parler que de ça” pour les autres…
Dans ma recherche et sur la suggestion d’une amie, je suis tombée sur cet article passionnant de Zadie Smith sur le travail transgressif de Kara Walker, qui pointe cette complexité :
What is the correct response to a ruinous history? What, if anything, is the artist’s “duty” here? Should ruins always and everywhere be “reclaimed”? Should ruins be consciously rebuilt into something “positive”? If not the representation of ruins, then what?
Zadie Smith
What is the correct artistic response to history like that? Which aspects should be obscured or tidied away or carefully contextualized to protect the viewer’s sensibility? In what relation do we stand to our ancestors if we insist we cannot now even stand to hear or see what they themselves had no choice but to live through? Is not the least we owe the sufferings of the past a full and frank accounting of them? The word “salacious” withers before the historical truth. Salacious: having or conveying undue or inappropriate interest in sexual matters. What is the appropriate level of interest in the interrelation of sex and violence in our history?
Zadie Smith
I hope Walker is never ashamed to be the wrong kind of artist/woman/black person, or ever exhausted by our endless projections upon her. Twenty-five years after she exploded into the art world, I hope it continues to be her self-defined job to gather all the ruins of her own, and our, history—everything abject and beautiful, oppressive and freeing, scatalogical and sexual, holy and unholy—into one place, without attempting perfect alignment, without needing to be seen to be good, so that she might make art from it. And thus stand up for the subconscious, for the unsaid and unsayable, for the historically and personally indigestible, for the unprettified, for the autonomy of an imagination that cannot escape history, and—more than anything else—for black freedom of expression itself.
Zadie Smith
I was looking at the identity politics of the 1970s and 1980s and thinking the idea of a single identity—the militant black woman, or whatever—wasn’t enough. At any one moment I felt like 13 different characters piecing themselves together. Some of it was coming out of bizarre lived sexual experiences I’d had with people who will go unnamed, some of it was, like, I don’t know, reading Gone with the Wind. The feeling I was left with was that it was probably my job to gather all those pieces back into one room. They were all pieces of me and they were unruly. 12
Kara Walker
Je trouve que le témoignage de Kara Walker est la preuve que l’espace de création n’est pas déconnecté du réel, dans le sens où il reflète aussi comment l’artiste, même dans sa vie quotidienne, se voit questionnée et retirée le droit d’aborder des questions sensibles/tabou. D’un point de vue très personnel, je reste mitigée par rapport à ce type de choix artistique ; mais en tant que femme noire et afroféministe, je le trouve salvateur en terme d’émancipation et de rupture face à la respectabilité. En gros, on a droit de faire du sale, du laid, du monstrueux, et ignorer les politiques de respectabilités non seulement du blantriarcat, mais aussi d’une lecture mythologique des luttes noires, c’est un acte de résistance pour une réelle liberté de créer.
Pour ma part, je ne me sentais pas tenaillée par ces obligations, jusqu’à ce que je me heurte à l’impossibilité de certains éditeurs d’étendre leurs imaginaires quant il s’agit de ma communauté. La dépolitisation du sujet de la représentation, dans sa dimension structurelle, fige progressivement de nouvelles cases où les Noirs peuvent apparaître, mais j’aurais l’occasion d’en parler plus longuement dans un autre poste. M’interroger sur la liberté créative est pour moi une manière d’évaluer ma liberté de créer et mes pratiques artistiques; de ne pas avoir peur de déplaire; pour surtout m’assurer de ne pas intérioriser un cahier des charges qui ne serait pas le mien, etc.
Merci infiniment pour cet article Laura, il s’inscrit totalement dans ma réflexion actuelle 🙂
Je suis une femme noire, qui écrit sur un sujet qui n’intéresse que très peu mes paires (le tarot) et je me retrouve aujourd’hui coincée car mon audience ne me ressemble pas du tout et de ce fait ne comprend pas ce que je vis. Mon audience est essentiellement colorblind, pratique l’appropriation culturelle et s’énerve quand on lui dit.
En même temps, tant que j’écrirai sur mon sujet, je ne pense pas que je rassemblerai des femmes racisées. Je pense que désormais, je n’écrirai plus que pour moi, car j’en ai marre de nourrir les mains qui me giflent avec mon travail de réflexion et de créativité.
Merci pour cet article, qui résonne fort en moi et m’apporte de nombreuses réponses 🙂
Je suis très heureuse que mon texte vous ait aidé, c’est le but 🙂