Avec 2018, arrivent de nouvelles résolutions, et mon petit doigt me dit que la préservation de notre santé mentale entre femmes noires va un peu être le point d’honneur. Disons qu’entre l’élection de Trump, les violences policières, les violentes faites aux femmes, les meurtres des personnes lgbtqi noires, l’acquittement de viol sur mineur d’une petite fille noire, et j’en passe… Oui, peut-être que la nouvelle année est à la préservation.
Amusée peut-être par la derniere saison de Chewing Gum, déçue par une seconde saison mitigée d Insecure, She gotta have it tombait à point nommé en cette période de grand froid pour épicer notre quotidien. Netflix a compris, 2017 est la représentation des femmes noires. On découvre donc Nola Darling, trentenaire pansexuelle, peintre de Brooklyn, qui nous explique face caméra sa liberté sexuelle avec ses trois partenaires : un banquier dans un mariage conflictuel, un photographe sublime et narcissique, et un jeune mécanicien de vélo loufoque, fan de graffiti.
Spike Lee signe une – première ? – saison léchée, avec une bande son afro on point à chaque scène, et un concentré de thèmes riches allant de la misogynoir à la gentrification, en passant par la revendication le plaisir féminin et une critique du white gaze. Problème : les épisodes survolent tellement vite ces sujets vastes qu’on a une impression de bingo “afro woke féministe” plutôt que d’un vrai propos.
Alors, pourquoi – pour moi – Nola Darling ne sera pas l icône de la libération sexuelle des femmes noires ? Pourquoi n’ai-je pas eu la sensation d’un shift comme une Viola Davis retirant sa perruque en prime time dans How to get away with murder ? Je vous propose un focus – non exhaustif – sur la place de Nola Darling et le marché des sentiments, et comment ce qui en découle est un peu… du déjà-vu.
ATTENTION SPOILERS
Note : je n ai pas vu la version originale dont est tirée la série.
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Une héroïne noire… mais encore ?
How to get away with murder, Scandal, The book of negros, Insecure, Chewing Gum… Les femmes noires sont de plus en plus nombreuses sur le petit écran, ce qui ne nous empêche pas d’être critiques sur le contenu, pas vrai ? A la manière d’une bio’ twitter, j’ai envie d'”être intersectionnelle”, ce soir, et d’analyser en détails Nola Darling. Avec un monologue face camera, Nola nous annonce la couleur des les premières minutes de l épisode.
“I consider myself normal, whatever that means. Some people call me a freak. I hate that word. I don’t believe in it. Better yet, I hate labels. It’s really about control, my body, my mind. Who was going to own it? Them? Or me? I’m not a one-man woman. Bottom line.”source
“Je me considère comme étant normale, peu importe ce que ça veut dire. Certaines personnes disent que je suis une [obsédée]. Je déteste ce mot. Je ne crois pas l’être. Autant dire, je n’aime pas les étiquettes. Il s’agit vraiment de contrôler mon corps, mon esprit. Qui va tenter de les posséder ? Eux ? Ou moi ? Je ne suis pas du genre “juste-un-homme”. Point barre.”
Le ton est donné. Scènes explicites, zoom caméra sur les orgasmes de l’héroïne, qui rappellera tout au long de la série la célébration du plaisir féminin.
Sauf que, concrètement, mon paquet de chips, mon petit gras et moi-même, on se regarde entre nous et on fait un constat que l’entourage de Nola manquera pas de nous rappeler tout du long: Nola est belle. Mince, jeune à l’afro bouclé, sans handicap visible. On va dire qu’elle ne challenge pas autant les diktats de beauté du blantriarcat que Annabelle kitting, divorcée cinquantenaire aux lèvres charnues et nez rond. Ce qui veut dire que sur le marché des sentiments, Nola a certaines dispositions pour ne pas être des plus malheureuses.
Rappelons-le, le marché des sentiments est cette zone grise du dating et des relations humaines, où les normes de notre société s’exercent comme dans l espace publique. Ainsi, les exigences des uns – “cherche partenaire répondant aux critères XXX” – reproduisent étrangement les normes dont sont victimes les autres. Des “préférences” qui sont construites essentiellement sur ce qui nous a été inculqué comme beau ou bien, et qui désignent en filigrane un partenaire idéal aux yeux du monde – et pas nécessairement idéal pour soi, d’un point de vue objectif.
Ainsi, Nola rappelle que chacun de ses partenaires a un petit quelque chose de son idéal (masculin ? Non genré ?), et qu’ils doivent le lui fournir selon ses conditions. Les conditions en elles mêmes se résument au fait de ne pas créer d attache, et de respecter son espace personnel, de suivre son agenda (son lit d’amour, les créneaux qu’elle choisit pour les voir, etc). En somme, le parti pris de Nola est une réponse afroféministe à un système patriarcale qui connote sa liberté sexuelle, d’emblée (en la qualifiant d’obsédée, en lui expliquant que sa robe noire courte encourage les agressions sexuelles, etc). Notons toutefois que les partenaires de Nola acceptent ses conditions – non pas seulement comme un commun accord, mais parce qu’elle bénéficie de privilèges divers, dont son esthétique. On verra tout au long de la saison que chaque partenaire essaiera de renégocier sans cesse l’affection de Nola, et d’obtenir un peu plus d’elle, d’ailleurs.
Alors pourquoi cette réponse féministe ne suffit pas ? Bah parce qu’elle permet d’excuser le maintien d’autres oppressions misogynes et classistes dans la série envers d’autres femmes. Parlons-en.
2) Bad And boojie
J’avoue, pendant une seconde, j’ai cru que Spike Lee allait nous faire la Carrie Bradshaw.
Carrie Bradshaw, nom féminin : héroïne de Sex and the city, capable de payer un 40m2 en plein Manhattan et des Louboutins chaque mois en écrivant deux brèves de 500 mots pour un journal.
Vous l’aurez compris, la Carrie Bradshaw est un procédé scénaristique faisant l’impasse sur le compte en banque des personnages, et dont les activités matchent peu avec leur train de vie. Alors, quand Nola s’est faite interrogée sur “comment peux-tu être une peintre broke as fuck et vivre dans un F3 d’un Brooklyn gentrifié ?”, j’ai eu peur qu’on ait aucune réponse. Mais les galères financières apparaissent un peu plus tard dans la série, en plus d’une référence au banquier qui l’aiderait de temps à autre. C’est déjà ça !
Néanmoins, la situation financière de Nola ne l’empêche pas de naviguer entre les espaces bourgeois du monde de l’art et une école en zone sensible de Brooklyn : c’est une femme éduquée, naviguant à la fois entre les sphères privilégiées et non favorisées, qui lui confère une certaine aisance. Un capital qui lui permet de suivre également ses partenaires dans leurs différentes classes sociales. C’aurait pu s’arrêter là si Nola n’en profitait pas pour reproduire un mépris de classe dont Jemeka fait l’objet.
Jemeka, c’est la pote danseuse dans un bar érotique qui bataille avec la politique de respectabilité de Clo’, pote galeriste dans le monde de l’art, et avec l’appel de Nola à la conscientisation. Nola la décrit comme étant son amie “sauvage” – oui, oui – un peu ratchet sur les bords, mais qu’elle aime “malgré tout”. Jemeka n’est pas nappy, mais a un tissage. Jemeka est mère célibataire. Jemeka veut procéder à une opération pour avoir de plus grosses fesses, et ainsi se sentir mieux dans son corps, notamment pour avoir sa place parmi les danseuses phares du bar. On ne parlera pas de sa résilience, ni la manière dont elle est victime d’un modèle de beauté noire qui encense Clo et Nola, ou d’autres.
En somme, Jemeka est un peu la pote “tabouret” qui permet à Nola de se sentir un peu au-dessus, mais gentiment, parce qu’elles sont copines. Je grossis le trait à peine. La fin de la saison adoucira un peu les positions de chacune, mais il y a un peu un goût amer : on excuse Nola parce qu’au fond elle aime vraiment ses amies, sa famille, c’est juste qu’il faut la suivre et la comprendre… M’voyez. On remarquera le même mépris quand Nola fera appel à Mars pour apporter ses tableaux à la galerie où elle sera exposée, mais qu’il n’aura pas attendu devant la porte : Mars lui fera remarqué que, visiblement, il est assez bien pour elle pour faire le livreur de dernière minute mais pas assez pour assister à l’exposition où elle est présente, en bonne société.
En fin de compte, Nola ne sait pas trop si elle peut aimer, mais elle veut que tout le monde l’aime et soit à son écoute.
3) Opal, le poto mitan et le coût émotionnel
Okay, okay, Nola a des imperfections, mais on pourrait lui pardonner un peu, non ? Non ?
Well, I don’t think so.
Traumatisée par la violence patriarcale – suite à son agression dans la rue, plusieurs insultes misogynoiristes sur ses oeuvres, et le dénigrement misogyne de ses partenaires -, Nola en a assez, et fait une pause avec ses amants… et décide d’aller voir une ex-amante.
Opal, gérante d’une pépinière et maman célibataire, a eu une relation passionnée avec Nola et a fini par s’y briser les ailes : elle est tombée amoureuse et a fait face au refus de Nola de s’engager. Cette dernière réapparaît donc comme un ex’ qui a laissé des traces, mais comme on nous le rappelle sans cesse : comment résister à la si jolie Nola ? Opal retombe donc dans les bras de l’héroïne, bien que prudente.
Opal est une femme mince light-skin séduisante, avec la stabilité que Nola recherche. On comprend tout de suite que l’intéressée cherche une sorte de paix, de catalyseur sans pour autant s’engager : elle puise dans les sentiments passés d’Opal, dans la stabilité qu’elle a instauré pour sa fille… tout en restant fidèle à elle-même et donc, à son inconstance. Nola attend d’Opal d’accepter ce que les hommes n’ont pas pu, mais n’est pas à même de donner en retour, ni de faire des compromis. Elle a cette tendance à vampiriser et demande à profiter de la position poto mitan d’Opal. Opal sera finalement la première à dire non à l’envoûtante Nola, par instinct de préservation à la fois pour elle et pour son foyer. Le refus d’Opal, c’est aussi rejeter l’exploitation sentimentale à laquelle Nola s’adonne, en lançant près de promesse. Bref, Nola Darling est un peu l’ex’ qu’on ne souhaite pas recroisé, de peur de s’y perdre.
4. Alors, féministe ou simplement égoïste ?
Quand je parlais de déjà-vu, je signifiais par là que Nola Darling reprend malheureusement les codes oppressifs du genre romantique sur bien des points : si son personnage questionne bien un système blantriarcal par son désir de s’émanciper du male gaze et de se réapproprier la narration des femmes noires dans un espace artistique majoritairement blanc; il ne réussit pas à s’affranchir des rapports de pouvoir présents dans le marché des sentiments.
Compliqué de faire autrement ? Pas si sûr. Souvenez-vous, dans Sula; Toni Morrison oppose deux amis d’enfance vivant dans une petite ville de campagne majoritairement afro-américaine et pauvre : Nel se marie, mère au foyer en ménage, Sula, elle, est célibataire sans enfants et vit au jour le jour ses aventures. Leur relation est envenimée par la jalousie, et la liberté sexuelle de Sula sème le chaos dans le petit microcosme de leur village, rendant ainsi impossible une quelconque échappatoire. Sula est peu à peu exclus, et sa liberté finit par transgresser son amitié avec Nel, lorsqu’elle couche avec son mari.
Toutefois, contrairement à Nola, Sula n’essaie pas de se rendre aimable, ni ne cherche d’excuses pour ses choix. La relation adultère qu’entretient Sula avec l’époux de sa meilleure amie n’a pas pour catalyseur la violence du patriarcat, mais un choix assumé de faire prévaloir son désir sexuel sur les sentiments de Nel, socialement privilégiée par les codes de respectabilité et son statut d’épouse. En effet, si l’on va plus loin, la place de Nel dans le marché des sentiments devient secondaire aux yeux de Sula dès lors qu’elle devient son ennemie politique: en tant que patriarcal princess, Nel participe donc à un système patriarcal qui l’exclut économiquement, socialement et politiquement, et la condamne à la misère (années 30 au Sud des USA, où une femme noire célibataire peut difficilement vivre et financer son indépendance). Ainsi, Sula attaque le socle du privilège de Nel en société – son mariage. C’est un choix délibéré qui s’affranchit des moeurs, là où Nola veut être une fille bien malgré tout.
Le développement personnel de Nola est présenté comme étant excusable parce qu’il revendique un self-care politique, celui de “se choisir” en tant que femme noire dans un monde raciste, sexiste, classiste, homophobe et validiste, mais qui laisse place à des dérives individualistes : son parcours initiatique vers une estime d’elle-même et une paix intérieure repose sur le coût émotionnel* de personnes fragilisées comme Opal ou encore Mars, le plus jeune et sincère de ses amants.
Et c’est là toute la différence entre un cheminement individuel et un qui soit individualiste.
Bien sûr, il n’est pas question de reprocher à Nola Darling de ne pas être une militante, mais plutôt de critiquer l’imagerie d’une liberté sexuelle qui, à trop vouloir répondre à des thèmes riches qui méritent d’être approfondis davantage, alimente une fresque romantique excluante : si Nola a trouvé la paix, on devrait partager sa joie, et oublier ceux et celles qu’elle a épuisés et laissés sur le bas côté de la route, parce que l’individu compte avant tout, donc. Mais qui nous dit que nous sommes plus une Nola qu’une Jemeka ?
Certes, le personnage de Nola Darling n’a peut-être pas la prétention de toutes nous représenter, tout comme ceux d’Annalise Kitting, d’Olivia Pope ou d’Issa et Molly, en tant que femmes noires. Elles offrent chacune une différente teinte – oh-oh – à une palette d’histoires de femmes noires. Mais l’enjeu n’est pas là : se suffire d’une représentation sans approche critique, c’est se risquer à laisser d’autres “single stories” se soustraire à des récits dominants.
En fin de compte, She gotta have it est une oeuvre à double tiroirs : il est bon de voir une autre représentation de femmes noires différentes, mais cela ne garantit pas un récit diversifié.
Pour aller plus loin :
Ici: http://vudelabas.com/post/168086865682/pour-mes-sistas-assises-sur-le-trône-de-leurs
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EDIT 07/01/2020 : J’ai corrigé le terme “travail émotionnel” dans l’un des paragraphes, pour préférer la notion de “coût émotionnel”, suite notamment au podcast de Fania Makaya sur la dépolitisation du terme.
Bonjour, Je suis Iris et je suis assez en phase avec ta critique. Notamment sur la position de Nola sur le marché des sentiment. C’est la première chose qui m’a gêné. Car personne ne lui résiste. Homme comme femme. Elle peut donc facilement imposer ses règles ce qui n’est pas le cas de madame tout le monde. Et c’est la ou la comparaison avec Insécure pour moi est inévitable puisqu’il y a une liberté sexuelle assumée des héroïnes, dans ces deux séries. Et on voit un gape. Nola se comporte comme un male alpha. Elle n’est pas à l’écoute des autres, elle prend et ne donne rien en retour. Dans Insecure on voit rapidement les limites d’un tel comportement. C’est un comportement qui certes n’est pas l’apange de tous les hommes, mais nous connaissons toute un homme qui a agit comme ça avec nous. Est ce que c’est cela que nous voulons avoir le droit de reproduire? Est-ce bien cela le féminisme? Je ne suis pas sûre. Ce que je vois c’est une sorte de féminisme vu par un homme et pour moi cette série est à côté de la plaque. Après je n’ai pas la prétention de parler pour toute les femmes noires mais Nola Darling me semble quand même très éloignée de l’afro féminisme…