Née en 1931, Toni Morrison a marqué le monde littéraire par ses œuvres, restituant à une littérature américaine blanche une partie de son histoire, souvent tronquée. Là où d’autres relatent l’esclavage, elle a voué son travail à la contemplation de ces stigmates laissés sur des communautés noires miséreuses et discriminées durant des siècles, avec une justesse qui évacue tout jugement binaire. En effet, son regard est d’autant plus précieux qu’il nous apprend que la stigmatisation n’a pas de couleur, elle peut être inconsciente, sous-estimée et perfide.
Ainsi, dans un univers où la couleur noire développe une aura, elle devient le socle de tares universelles comme la violence, le sexisme, le racisme. Des figures récurrentes se dessinent et, parmi elles, celle de la femme se distingue dans Sula, publié en 1973.
Plus que la rencontre d’un personnage, Sula nous fait découvrir le quotidien d’un petit village de campagne d’une communauté noire, où l’ignorance côtoie la religion et le bonheur des choses simples. Les familles n’ont de limites que celles que les mères donnent ; comme Eva, cette grand-mère unijambiste de Sula qui accueille tous les enfants abandonnés ou lésés du voisinage. A l’inverse, on trouve également de petits ménages intimistes comme celui d’Helen, mère de Nel, qui tient la maison en attendant le retour de son mari pêcheur.
A travers l’amitié de ces deux petites filles, Sula et Nel, Toni Morrison nous ouvre les yeux sur le fardeau d’être une femme noire. L’être, c’est être en bas de l’échelle sociale, sous l’homme noir. Lorsque Nel, enfant, voit sa mère sourire béatement au contrôleur d’un train après que celui-ci l’est traité avec mépris ; dans ce sourire, ce petit fragment où sa mère, femme noire, ne peut que courber l’échine, Nel comprendra la place qu’elle tiendra dans cette société.
Morrison saisit ces éclats de laideur propres à la réalité. Qu’il s’agisse du mépris envers une femme noire qui choisit un homme blanc, une femme qui refuse de se marier, une femme adultère, une autre folle qui tue son fils, ou encore une mère bafouée et laissée avec ses enfants que l’on plaint ; elle délie avec brio l’immonde regard d’autrui et le sentiment de malaise qui nous incombe.
Sula choisit l’indépendance et la liberté en rejetant le mariage et la famille, là où Nel s’applique dans son rôle de mère. Point de jugement sur l’une ou l’autre, juste leur difficulté commune de tenir. Tenir. Stand your ground*. Dans un monde où il n’y a de place que ce qu’on choisit de leur accorder, Nel ne peut pas pleurer. Sula, elle, arrache de ses paumes tout ce qu’elle peut sur son passage.
« Tu ne peux pas tout faire. T’es une femme et une femme noire en plus de ça. Tu ne peux pas vivre comme un homme. »
En dénonçant l’obscurantisme, Toni Morrison nous révèle une vérité douloureuse. Nous nous condamnons en nous rendant juges des mœurs en vigueur.
Sula n’est pécheresse que parce que nous choisissons de la nommer ainsi. Elle échappe à la femme romancée que l’on veut noble, celle que l’on veut entendre justifier sa sexualité par des sentiments. Elle nous irrite par son insouciance, nous afflige par son flegme outrancier face aux murmures colportés, nous fascine par sa quintessence de femme libre.
En tant que lecteur/trice, nous sommes habitants de ce petit village Medallion, appelé également le Bottom – le fond, par notre crédulité face aux actes que l’on ne comprend pas. Oui, tout au long de l’intrigue, il y a des morts qui nous échappent. Et si les habitants choisissent d’y voir le diable ou la volonté d’un dieu courroucé, Morrison nous force à accepter l’incompréhension. Nous n’avons pas forcément à comprendre, personne ne nous le demande. La connaissance n’est pas dans le voyeurisme.
Alors que la condamnation morale de Sula amène les habitants à être plus nobles, plus sérieux qu’elle, Morrison dénonce l’égo de notre bonté d’âme : nous ne voulons pas être meilleurs que nous le sommes, nous voulons être plus que les autres. Professionnellement, socialement, sentimentalement, nous voulons être plus. Dans l’amitié de ces deux femmes, Nel se laisse donc aller au dégoût de son amie – à tort ou à raison, qui sommes-nous pour juger ? -, pour finalement perdre cette amitié en faveur d’une image plus morale.
C’est là tout le drame de leur histoire : là où l’âge adulte fait naître la vanité et les aspirations de ces deux femmes, seule l’enfance demeure l’âge de leur sororité et amour véritables.
*Stand Your Grand : se tenir, tenir sa place.