[Just Follow Me Mag] Out in the Blue + Interview de Léonora Miano

“Lève-toi, le ciel flambe déjà”

Le 7 mars, je me rendais au Musée Dapper à Paris pour la performance Out in the blue de Léonora Miano.

Je dis performance, parce que ce n’était pas un récital, ni un concert, ni un spectacle. En effet, durant les premières minutes, en spectateurs, on cherche instinctivement et inlassablement à identifier ce qui est devant nous. Une scène avec pour seuls protagonistes un musicien assis à sa batterie, et l’écrivaine debout devant son pupitre, l air sévère au premier abord mais qui je tarde pas à dévoiler un humour subtil entre cynisme et dérision.
Miano nous introduit donc dans son univers, nous faisant parfois un préambule à ses textes et ses chants, parfois nous laissant nous perdre dans la musique. Ainsi, les lectures se fondent en des chants blues, qui ne sont pas sans rappeler les chants des esclaves.
“Sais-tu qui tu es ? Moi je n ai pas eu le choix.”

Dans ce décor très épuré, les paroles sont immersives: tantôt on regarde dans les yeux d un enfant subsaharien voyant ses parents déportés par des esclavagistes, tantôt on découvre aux côtés des Ibo sur le pont du bateau que le Continent a disparu à l horizon et, avec lui, l espoir du retour. Mais jamais ces histoires ne restent figées dans le passé.
Toujours, elles marquent un continuum certain avec le présent; la réflexion devient alors indissociable de l art et réside dans l origine de choses tels que le sucre ou le mot “Afrique”.

Ce présent, certains spectateurs ne le surmontent pas. Quand vient le texte La question blanche, réponse assumée à un dénommé injustement “problème noir” explique l’auteur, des ombres se lèvent et quittent la salle.

 

“J’étais Bakongo, Ibo, Fulani… C est toi qui a dit noir”
L’ambiance est lourde alors que Miano dépèce, une à une, les insalubrités d un racisme  historique, social et économique que l on voudrait taire et minimiser aujourd’hui, sous couvert de terme “intégration”, “immigration” et “assimilation”. A ces quelques gens qui tournent le dos à la voix sans appel de Miano, on a envie de leur demander : est-ce le poids de la couleur que vous découvrez ce soir ?
“Tu me trouves agressif, radical ? D accord. Disons cela… si ca te fait moins mal”

Rien n’est linéaire. L’auteure nous le dit elle-même, Out in the blue est un projet d’art vivant en construction, un processus fait de musiques, d extraits, de poésie auquel le public prend part. De son siège, on se sent alors privilégier de voir à la fois l armature et le squelette du travail de, non plus l’auteur, mais l’artiste.

Ce soir-là, ce n’était pas un récital. L esprit encore embrumé à la sortie, les spectateurs demeurent troublés de ne pouvoir poser un mot sur ce qu’ils ont vu, sans se rendre compte de la nature évidente de ce qu’ils ont vécu: une expérience.

 

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Le 7 mars prochain, Léonora Miano nous invite au récital  Out in the blue au Musée Dapper de Paris, une expérience où chants et textes se rencontrent pour une performance singulière. Lauréate du Prix Femina 2013 pour son dernier roman La saison de l’ombre, je n’ai pas résisté à poser quelques questions à cette grande romancière sur cet évènement, mais également sur son regard sur la littérature afropéenne, et son anthologie Première Nuit, parue aux Editions Mémoire d’Encrier, le 11 février.

  • Bonjour Madame Miano. A l’occasion de votre récital “Out in the blue”, vous offrez une performance pour un public qui vous connaît grâce à vos romans. Pouvez-nous dire ce qui vous a poussé à mettre sur pied ce récital ?

Ce n’est pas la première fois que l’on me verra sur scène, puisque je me produisais avant d’être connue comme écrivain. Et depuis que je suis publiée, on m’a vue en 2009 où j’invitais des artistes de la scène musicale afropéenne à créer autour de ce qui les touchait dans mon travail d’auteur. En 2010, j’ai créé le répertoire Sankofa Cry que j’ai montré sous deux formes différentes. En 2013, c’était Parole IndigoOut in the blue est donc simplement dans la continuité de ce que j’ai déjà proposé. J’ai la chance d’avoir plusieurs cordes à mon arc. Pourquoi ne pas m’en servir ? La poésie et le chant me permettent d’aborder autrement les thèmes qui irriguent ma création littéraire. Et ceux qui n’aiment pas mes romans peuvent tout à fait être sensibles à ma parole poétique ou à mes chansons.

  • Mêlant le texte aux chants, “Out of the blue” est décrit comme “unenégociation avec la douleur, récitatif à la conscience de soi, monodie qui invite à oser la fraternité : connaître l’autre pour reconnaître en lui sa propre humanité”. Le texte comme outil de performance n’est pas sans rappeler le travail de certains artistes comme Lorna Simpson. En tant que romancière, comment avez-vous pensé le texte pour cette performance ? Vous êtes-vous inspirée de certaines influences artistiques ?

Lorna Simpson est plasticienne, je ne vois pas bien le lien… Moi, je suis auteur. J’écris des textes et viens les dire, dans la tradition déjà ancienne de poètes comme Amiri Baraka, Jayne Cortez, Sonia Sanchez et bien d’autres. Ce n’est ni du slam, ni du spoken word, ces genres étant postérieurs à la pratique des artistes que je viens de mentionner. Je m’inscris dans une famille d’auteurs qui viennent sur scène avec leurs textes en main, et qui, s’ils le souhaitent, entrent en conversation avec un musicien dont le rôle n’est pas forcément d’accompagner une lecture.

Il faudra simplement venir  découvrir cela, il est impossible de le décrire à ceux qui ne connaissent pas ces performances. Il y aura aussi du chant, mais comme pour les poèmes, j’ai privilégié une esthétique rugueuse, pas du tout léchée, pour trouver quelque chose qui me semble plus en rapport avec ce que je souhaite énoncer. L’instrument choisi est la batterie. C’est l’instrument parfait pour ce que j’avais en tête.

  • Toni Morrison disait “s’il y a un livre que vous souhaitez lire et qu’il n’a pas été écrit, il vous faut l’écrire vous-mêmes“. Est-ce que, pour vous, La saison de l’ombre vient pallier l’absence des thèmes que vous abordez dans la littérature francophone ? Car, si on retrouve volontiers la mémoire de l’esclavage, la colonisation, etc, dans les écrits d’essayistes francophones comme Fanon et Césaire, pour ne citer qu’eux, ils semblent plus absents de la fiction.

Il existe des romans francophones sur ces sujets, et même d’assez nombreux. Les Subsahariens francophones ont énormément écrit sur la période coloniale. Les Caribéens francophones ont beaucoup écrit sur la Traite et l’esclavage colonial, ce qui est bien normal. Ce que La saison de l’ombre apporte de nouveau à la fiction sur la Traite transatlantique, c’est une parole énoncée depuis l’intimité subsaharienne. Cette dimension n’est pas souvent perçue. L’absence de témoignages émanant de Subsahariens ayant vécu les temps de la Traite semble avoir effacé leur humanité. C’est une simple évidence que vient rappeler La saison de l’ombre : en Afrique subsaharienne, des familles ont été endeuillées par le trafic négrier.

  • Alors, vous évoquez la douleur, l’humanité et, dernièrement dans votre roman La saison de l’ombre, la mémoire; des thèmes forts qui trouvent écho, encore davantage face à une jeunesse marquée d’une grande mixité. Pour le cas des afro-descendants, il n’est pas rare que la plupart se tourne vers la littérature afro-américaine. Pensez-vous que la littérature afropéenne est méconnue ? Si oui, pourquoi selon vous ?

C’est aux Afropéens de faire connaître leur expérience. Personne ne le fera à leur place… C’est bien de lire les Africains Américains, nous le faisons tous. Cependant, eux, écrivent sur leur vécu. Les Européens d’ascendance subsaharienne semblent avoir du mal à se définir et à se dire au monde. Je ne crois pas, au fond, qu’il appartienne à une immigrée subsaharienne comme moi, de résoudre ce problème.

Il est possible que les éditeurs les plus en vue en France soient réticents à publier certains textes. Je crois malgré tout que les bons auteurs trouvent à se faire éditer. Ensuite, il faut aussi que le public s’informe et soutienne.

  • Dans votre roman Blues pour Elise,vous montrez déjà un autre paysage que l’on voit peu : des conversations de salon de coiffure aux regards sur le monde, ces différents personnages reflètent une facette de la société française peu dépeint en littérature. Je me suis retrouvée à lire avec d’autres jeunes femmes autour de moi certains passages, tant ils sonnaient justes. Aviez-vous songé que ce roman porterait quelque chose de différent au paysage littéraire ?

Je l’ai écrit parce que j’ai une fille afropéenne, et qu’il me paraissait important qu’elle trouve, dans la littérature produite dans son pays, des textes mettant en scène des personnages qui lui ressemblent.

  • Dernièrement, vous avez signé aux côtés de dix écrivains l’anthologie “Première nuit”. Pourriez-vous nous présenter ce livre ? Pourquoi avoir privilégié la voix d’hommes pour décrire ces premières nuits ?

Première nuit rassemble des signatures masculines parce qu’une autre anthologie est prévue, qui réunira des femmes. Cette première anthologie présente des auteurs de ma génération, auxquels j’ai demandé d’écrire sur le désir. Il ne s’agit pas, comme on peut le lire çà et là, d’un recueil de textes érotiques. Même lorsque la sexualité est bien présente dans leurs écrits, ce qui n’est pas toujours le cas et loin de là, les auteurs ont travaillé avec sensibilité, subtilité. Certains ont produit des nouvelles d’une grande maturité. Il serait regrettable de réduire cela à de l’érotisme. Je vous invite à découvrir ces textes.

Si vous êtes de passage, je vous donne donc rendez-vous le 7 mars prochain au Musée Dapper à 20h. Moi, j’y serai !

http://www.dapper.fr/fiche-spectacle.php?id=216

 

Propos recueillis pour le webzine Just Follow Me.

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