Femmes noires : le tabou de l’argent…

Il y a deux mois, je réfléchissais au tabou qui existait autour de l’argent, particulièrement chez les femmes noires, et à ce qu’il recouvrait. J’avais du mal à mettre le doigt sur les différents facteurs, et j’étais un peu fatiguée des articles féministes français qui n’évoquaient le sujet que du point de vue des femmes blanches. Quid de nos spécificités quand on sait que nous sommes au coeur de dynamiques particulières, alimentées par le sexisme, la précarité et le racisme ? Et pourquoi y a-t-il systématiquement sur les réseaux sociaux une réaction épidermique lorsqu’une femme noire parle ouvertement d’argent (particulièrement si elle en possède et qu’elle n’est pas précaire) ? En fin de compte, plein de questions, qu’il me tardait de résoudre, même à moitié…

1. Pratique financière chez les femmes, entre dépendance et autonomie

Crédits : Zach Vessels

Evaluer les dynamiques de pouvoir dans les pratiques financières – peu importe le groupe étudié – est toujours tricky : comme l’explique Isabelle Guérin dans son ouvrage L’argent des femmes pauvres : entre survie quotidienne, obligations familiales et normes sociales, cela nécessite une analyse exhaustive du contexte de l’individu dans son quotidien et dans ses relations :

Seule une analyse à un niveau micro, celle des relations et du vécu quotidiens, permet de rendre compte de la dimension éminemment sociale et affective des transactions monétaires et financières et de la manière dont elles façonnent les relations intimes. En même temps, le rôle de chacun – et ici nous nous intéressons au rôle des femmes – est partiellement conditionné par un ensemble d’institutions relatives à la définition des rôles sociaux (à la fois législations, normes et systèmes de représentations). Comme le souligne Laurence Fontaine lorsqu’elle analyse le rôle des femmes dans la finance informelle dans l’Europe pré-industrielle, « la capacité des femmes à jouer avec le temps et l’argent dépend des équilibres complexes qui lient les institutions sociales, les rôles sociaux, leur construction culturelle et les pouvoirs qui les encadrent et qui définissent la place des femmes et leur accès aux ressources, qu’elles soient celles de la terre, du travail ou du capital » [Fontaine, 2007].”

https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2008-2-page-59.htm

A ce jour, je n’ai pas trouvé d’études à niveau micro (ou macro d’ailleurs) sur les femmes noires en France. Je me suis donc d’abord penchée sur les études poussées sur les femmes en général :

Qu’il s’agisse de la gestion des revenus, du budget et du patrimoine, des modes d’épargne, d’emprunt ou encore de don-contre-don, l’ensemble de ces pratiques participe pleinement au processus permanent de définition des relations familiales et des positionnements de chacun(e). L’impact de la monnaie sur le statut, le pouvoir et l’autonomie des femmes s’avère dès lors beaucoup plus complexe. Non seulement l’accès à la monnaie n’est parfois que formel (du fait de normes ou de législations empêchant les femmes d’en maîtriser l’usage) mais son emploi peut avoir pour effet (parfois de manière délibérée de la part des femmes) de renforcer des liens de dépendance. Inversement, et à l’instar de ce qui a été observé dans l’Europe ancienne [Fontaine, 2007], l’existence de circuits financiers et de systèmes d’entraide souvent strictement féminins permet aux femmes de contourner les interdits multiples destinés à restreindre leur accès à la sphère économique et financière.

Il y a donc deux points fondamentaux à prendre en compte pour comprendre les types de relations entre les femmes et l’argent : l’argent peut être un facteur d’autonomie, ou de dépendance, selon différentes configurations. Plusieurs études féministes ont planché sur la manière dont les couples hétérosexuels impliquaient une dépendance financière entre une femme et son compagnon; mais la structure du couple n’est pas le premier espace où nous apprenons l’usage dans l’argent. Comme le montre Isabelle Guérin, la structure familial est un espace déterminant dans notre rapport à l’argent. Elle part dans son étude de deux cas de modèles familiaux, dans des contextes radicalement différents :

“La société wolof est typique du modèle « lignager » qui confère aux femmes une relative autonomie financière ainsi qu’un certain accès à l’espace public, mais qu’il convient d’analyser à la lumière des tendances socioéconomiques en cours aujourd’hui : implication croissante des femmes dans des activités commerciales, instabilité croissante des mariages mais prégnance de la polygamie et plus généralement remise en question des appartenances dites communautaires (sans pour autant qu’il y ait rupture). Le second exemple porte sur l’Inde, cas typique du modèle « conjugal » niant toute forme d’autonomie et contraignant fortement la mobilité féminine, y compris chez les paysannes de basse caste de l’Inde du Sud étudiées ici (communauté paraiyar).”

Je ne vais pas m’attarder sur les différences des cas étudiés, mais plutôt souligner la conclusion de Guérin à l’issue de cette étude comparative:

La diversité des pratiques monétaires et financières décrites ici expriment la tension permanente à laquelle ces femmes sont confrontées, entre l’exigence d’une survie quotidienne et des obligations sociales de long terme, entre la nécessité absolue de boucler un budget, d’équilibrer recettes et dépenses et la volonté de préserver leur dignité, leur rapport à autrui, d’honorer des attentes et des espérances, de respecter des engagements, formels ou informels, implicites ou explicites.

Il y a donc autant d’implications économiques que sociales dans la pratique monétaire et financière des femmes. Il y a aussi une importante quantité de circuits de solidarité parfois exclusivement féminins, selon certaines cultures, pour contourner la précarité systémique des femmes et déjouer les schémas de dépendance favorisés par un système patriarcal. L’ennui évidemment est que les deux cas soulevés par Guérin ne correspondent pas à la réalité de femmes racisées nées et/ou vivant dans une société occidentale les contraignant à l’altérité. Toutefois, cette même altérité a-t-elle été vécue de la même manière chez nos aînées, dont le statut de personne migrante a amorcé des mouvements de solidarité publics et privés ? Je me suis penchée sur le cas des tontines pour en avoir une idée, , souvent auto-organisées par des femmes noires.

2. L’organisation financière de nos aînées nous a-t-elle vraiment suivie ?

Est-ce que le recours à l’entraide via des circuits féminins noirs est aussi présent en France ? Est-ce que l’organisation communautaire concerne toutes les générations de la diaspora ou uniquement celle de nos parents, étant arrivés dans les années 80 ? Dans ma recherche, je suis tombée sur l’étude de Jeanne Semin, intitulée ‘L’argent, la famille, les amies : ethnographie contemporaine des tontines africaines en contexte migratoire‘ qui donne un aperçu des usages et des limites d’une organisation financière féminine en France telle que la tontine :

Il semble donc que les tontines en France remplissent les mêmes objectifs qu’au Sénégal : mobilisation rapide de capitaux pour des investissements dans les cérémonies familiales, mobilisation de capitaux plus importants pour la réalisation de projets personnels, pérennisation des liens sociaux, des coutumes et de la sphère féminine d’affirmation de soi. Cependant, il faut peut-être insister sur ce dernier point en contexte français. En effet, d’après les observations d’Abdoulaye Kane, l’apparition historique de tontines de femmes africaines en France correspond, au départ, surtout à un besoin de sociabilité.

https://journals.openedition.org/civilisations/636#tocto1n4

L’enjeu communautaire de ces tontines s’inscrit donc dans un contexte migratoire où les femmes africaines ont constitué des réseaux d’entraide, à la fois pour préserver une certaine autonomie au sein même de leur couple, mais aussi pour garder un lien culturel et social avec leurs semblables. Des spécificités difficilement transposables pour comprendre la réalité de femmes noires nées en France, par exemple :

A travers les tontines, les femmes africaines installées en France mettent en œuvre des stratégies individuelles et collectives pour tirer parti à la fois des obligations coutumières de leur époux, qui ont la charge économique du foyer, et des avantages qu’offre la migration en terme d’accès à un revenu régulier. (…)  Il serait alors intéressant de voir dans quelle mesure la pratique des tontines (sous une forme ou sous une autre) a toujours un sens pour les filles d’origine africaine qui sont nées et ont grandi en France.

Pour nos aînées comme pour nous, les techniques de survie liées à des pratiques financières sont “impactées” par la difficulté d’accéder à l’emploi; et quand il y a accès, au maintien de ces femmes dans des emplois précaires, sans possibilité d’évolution, en plus de la difficulté d’accès au logement, etc. On peut donc supposer que ces enjeux sont d’emblée exacerbés par un contexte raciste et misogyne. La différence réside peut-être dans la manière dont notre génération pratique cet usage financier face à ce contexte oppressif.

3. Le soutien financier, un devoir genré.

Photo/Omar Abdisalam

N’ayant pas trouvé de sources ou de statistiques propres aux femmes noires nées ou vivant en France, j’ai lancé un sondage informel sur mon Twitter et un appel à témoignages pour avoir quelques pistes.

Sur une moyenne de 300 votes pour chaque question, il ressort que :

  • 40% des femmes interrogées se sentent à l’aise pour parler d’argent à leur entourage, principalement à la famille ou aux amies.
  • Sur les 15% des femmes qui refusent de parler d’argent à leur entourage, les raisons sont principalement la pudeur (16%), l’éducation (10%), et d’autres raisons spécifiques (8,2%).

Quelques témoignages ont justifié le refus de parler d’argent :

“Parce que j’ai vécu des situations de racket/vol au sein de ma famille quand ils ont su que je gagnais « beaucoup ». Maintenant je dis que je gagne le smic et j’ai pas le droit aux aides et avec un bébé/factures etc plus personne me parle d’argent. Et si on me demande quand même j’agresse fort.

Témoignage d’Aïssa*

Il y a aussi plusieurs formes de devoirs qui influencent les pratiques monétaires des femmes noires dans un cadre familial. Par exemple, le devoir d’aînesse qui, lorsqu’il concerne les femmes noires, fait souvent d’elles des mamans de substitution au sein de leur fratrie, et les soumet aussi à un statut de soutien financier, selon leurs situations.

Pour l’instant, je n’ai pas d’emploi rémunéré mais mon père trouve que c’est plus facile de me demander de l’argent plutôt qu’à mon frère et à ma sœur qui bossent parce que je suis l’aînée. Donc, j’en parle pas et j’en suis au point où je réponds plus à ses appels. Et la sacro-sainte position des garçons dans les familles africaines… J’en suis devenue à détester mon frère. Il a toujours gagné 5 fois plus que moi et mon père est là: “donne moi de l’argent”.

Témoignage d’Awa*

Je constate dans ma famille que les hommes sont plus sollicités pour de l’argent liquide en dépannage, ou des gros achats de matériels ou de projet, mais par contre ils se montrent volontairement injoignables dans un premier temps, ce qui fait qu’on est plus sollicitées avec mes sœurs car on se montre plus disponibles. Et bien sûr, on est plus sollicitées pour toute la gestion financière du foyer de notre mère, qu’elle soit banale ou exceptionnelle. Voilà, clairement chez nous, la question de l’argent, sa sollicitation et sa gestion est genrée, avec pour ma part, une spécificité du fait d’être l’aînée car je suis très sollicitée pour tout ce qui est administratif. Plus que mes sœurs (j’ai mon propre logement, et mon foyer à gérer financièrement aussi !).

Quant au fait de demander de l’argent entre nous ou à notre mère, clairement mes sœurs et moi demandons moins que mes frères !

Témoignage d’Iris*

(Il y a) La pression du devoir d’aînesse. On oublie un peu volontairement que mon argent m’est d’abord destiné à moi et qu’il n’est pas illimité.

Témoignage de Marie*

On remarque également les mêmes implications chez les “premières filles” d’une fratrie, comme le rappelle cet épisode du podcast Petites Mamans.

Une autre forme de devoir, est celui de la femme afrodescendante née ou vivant en France, dont la situation économique et matérielle est forcément perçue comme meilleure que celle de la famille restée sur le continent africain :

Pour simplifier, dans ma société d’origine (Sénégal) l’argent dicte globalement toutes les interactions. Mariage, enterrement, baptêmes, etc, demandent toujours de l’échange d’argent. Même si c’est ton cousin au 3ème degré que tu n’as pas vu depuis 25 ans, faudra envoyer des sous. Ces sous tu es censé les “récupérer” quand ça sera à ton tour de te marier, d’avoir des enfants etc. Ça crée une relation à la famille et donc à la famille très transactionnelle. Je sais que ma mère tient un petit carnet de qui, a donné quoi, à quelle occasion.Et pour revenir au sujet principal, je ne peux parler argent à ma famille. Parce que qu’elle que soit la situation ici, ça sera toujours “moins dur” que ce que eux peuvent vivre au Sénégal.

Témoignage d’Hélène*

Le soutien qu’elle peut apporter apparaît donc comme un devoir de compensation d’un “confort de vie”, souvent plus perçu qu’il n’est pas justifié.

Enfin, la honte et la pression de ne pouvoir subvenir à sa famille revient dans la plupart des témoignages :

Perso, j’arrive à en parler avec ma famille mais j’ai toujours peur de ne pas pouvoir les soutenir si besoin car j’ai pu acquérir une stabilité financière genre…jamais! enfin un peu mieux dernièrement mais ON a des coups dur à chaque fois qui engloutissent nos économies. Après ma mère ne nous a jamais appris à gérer notre argent, parce que comment gérer quand tu as si peu. Et en ce qui concerne mon père je ne lui en parlerai pas, mais il demande tout le temps à mes soeurs notamment, pour lui c’est un dû, contrairement à ma mère- et ça a été sujet de “rupture” total (il ne comprenait pas mon choix d’étude qui n’allait pas rapporter! donc il m’a montré la porte !)

Témoignage d’Anna

Je crois que j’ai encore trop honte pour parler de ma situation financière précise à mes parents.

Témoignage d’Olivia

Ces quelques éléments indiquent toutefois qu’il est difficile pour les femmes noires dans un contexte français d’établir une relation saine à l’argent, quand elles sont perpétuellement soumises à des contraintes et des obligations sociales (devoirs envers les proches) et matérielles (devoir de survie).

Ajoutons à cela, cette prédisposition au care imaginée autour des femmes noires : l’imaginaire collectif a intégré l’idée que les femmes noires doivent soutenir, aider, et subvenir aux besoins de leurs communautés et de la société – comme on a pu le voir sur le blog. Cette obligation genrée, qui ne relève pas seulement de la culture de ces femmes ou de leurs parents, appartient bien à une lecture patriarcale de leur rôle au sein d’un groupe. Cette vision est intériorisée par les premières concernées : sur plus de 200 votantes, 55% admettent ne pas oser demander l’aide à leur entourage, et 43% apportent facilement une aide financière à ce dernier. Il leur est donc plus facile de fournir une aide que de la demander – les filles, va falloir qu’on parle *fronce les sourcils*.

Pour autant, la majorité des votantes estiment cette solidarité financière comme nécessaire, car elles ne la perçoivent pas comme un poids (34%). On peut aisément

Pour conclure, bien que le manque de données ne nous permet pas d’affiner ces conclusions, certaines tendances se dégagent nettement dans l’usage de l’argent des femmes noires vivant en France. Leur pratique financière est souvent inhérent à un devoir communautaire :

  • rendu indispensable dans une société française misogynoiriste (et plus largement nécessaire dans un contexte de Françafrique)
  • appesanti par une répartition sexiste de la charge financière dans le cadre familial, et le risque d’une dépendance au sein du couple.
  • limité par les discriminations rencontrées dans le monde du travail (tant dans l’accès à l’emploi que par l’écart de salaires, la valorisation du temps de travail, les perspectives d’évolution, etc) et l’accès au logement.

Je trouve que ça aide de savoir ce que notre rapport à l’argent implique, pour avoir plus d’autonomie dans nos choix et mieux vivre avec. Cela peut déboucher vers d’autres stratégies, voire amener des discussions avec les autres, sur une solidarité qui serait réellement réciproque. J’espère que ce post aidera un peu !

Aux lectrices afrodescendantes : vous reconnaissez-vous dans les témoignages ou les constats relevés ici ? Dites-moi tout en commentaires !

*Les noms ont été changés. Un grand merci aux femmes ayant témoigné.

Pour aller plus loin :

Differences in black and white women’s labor participation were due not only to the societal expectation of black women’s gainful employment but also to labor market discrimination against black men which resulted in lower wages and less stable employment compared to white men. Consequently, married black women have a long history of being financial contributors—even co-breadwinners—to two-parent households because of black men’s precarious labor market position.

Source : https://www.epi.org/blog/black-womens-labor-market-history-reveals-deep-seated-race-and-gender-discrimination/

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