Les Sorcières Noires : pour un imaginaire décolonial

Il se trouve qu’en 2019, en plus de mes recherches pour La Mer Chantera Ton Nom et Nos Jours Brûlés, j’ai donné une conférence sur le sujet des sorcières noires en fiction, intitulée Soucougnan, Sukunabe, Deum : transversalité de la figure de la sorcière dans la diaspora africaine durant le Festival Dangereuses Lectrices.

Au-delà de Tituba et d’une lecture eurocentrée de cette thématique, quelles figures retrouve-t-on en littérature ? Quels sont leurs rôles et leur héritage ? Et quels stéréotypes nous restent-ils à déconstruire ?

Je présentais pour la première fois un millième de mes réflexions sur le sujet, en prenant par l’angle critique de “la sorcière” pour déconstruire l’imaginaire blanc occidental sur la corrélation entre femmes noires et sorcellerie, et pour confronter ce dernier aux écrits de femmes noires qui réhabilitent en fiction le personnage de la sorcière noire. Mais avant ça, revenons aux bases : les sorcières noires dans l’imaginaire occidental.

Les Sorcières Noires dans l’imaginaire occidental

L’article d’Angelica Jade Bastién, Why Can’t Black Witches Get Some Respect in Popular Culture?, donne un bon état des lieux. Elle retrace principalement le traitement des sorcières noires dans les séries US, et ce qu’elles disent d’un regard blanc qui, sans surprise, utilisent les sorcières noires comme des ressorts scénaristiques, au lieu de les traiter comme des personnages à part entière avec des intrigues fouillées et solides.

“Les sorcières noires sont utilisées pour susciter la peur ou la curiosité dans l’imaginaire blanc, qui reste profondément méfiant à l’égard des pratiques ancestrales noires qui ne permettent pas une traduction aisée. Dans la culture pop, les fondements historiques de ces pratiques – qui ont été introduits en Amérique par des esclaves essayant de s’accrocher farouchement à leurs propres systèmes de croyance, alors même que le colonialisme tentait de les éliminer – sont échangés contre une représentation plus simple et hautement exotique.”

“Ceci est exacerbé par le fait qu’il existe un gouffre béant dans l’histoire de la culture pop dans lequel les sorcières noires sont rarement explorées. Du personnage de Pirates des Caraïbes de Naomie Harris, Tia Dalma, à Bonnie et ses frères, toujours marginalisés dans The Vampire Diaries, en passant par la sorcière adolescente ironique Rochelle dans le classique culte bien-aimé des années 1990 The Craft, les sorcières noires que nous voyons sont principalement des croquis, pas des personnages. avec intériorité, malgré les talents considérables des actrices qui les animent.”

“(…)Le manque de puissantes sorcières noires au cinéma et à la télévision est le symptôme d’un problème plus vaste qui existe en Amérique depuis ses débuts : la peur de l’autonomie et des prouesses des femmes noires.”

Vraiment, je n’aurais pas dit mieux. Ainsi, cantonner les femmes noires à des représentations de sorcières uniquement pour mettre en avant des personnages blancs, c’est encore se servir d’elles pour incarner l’altérité. Malheureusement, c’est une vision largement diffusée, comme l’a montré la série Siempre Bruja. Y avait une hype incroyable à l’annonce de cette série colombienne, avant qu’on découvre le pitch…

“(…) l’intérêt international pour l’émission a également déclenché une réaction violente. Les critiques américains – moi y compris – ont critiqué « Siempre Bruja » pour avoir présenté une romance entre la protagoniste noire, une sorcière afro-colombienne voyageant dans le temps, Carmen Eguiluz (Angely Gaviria), et le fils de la famille esclavagiste qui la gardait en esclavage dans le XVIIe siècle, Cristóbal (Lenard Vanderaa). Certains critiques se sont demandés pourquoi la rare émission télévisée sur une sorcière noire devait inclure une histoire d’esclavage ou ne pouvait pas se dérouler exclusivement dans le présent.”

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Que ce soit Tituba (oui, oui), Bonnie ou encore l’héroïne de Siempre Bruja, y a aussi une représentation réccurente de la sorcière noire comme servant la communauté à ses dépends, avec une dimension sacrificielle, propre aux tropes des femmes noires poto mitan ou martyr.

Ce qui pose un point essentiel : il faut comprendre que le terme “sorcière” et l’imagerie qui en découle sont occidentaux, donc situés et limités. Les tentatives de l’élargir en visant une universalité restent défaillantes, si on n’interroge pas les tropes produits par un regard dominant.

À quoi ressemble donc un imaginaire où une femme noire dotée de pouvoirs surnaturels est, non seulement au centre de l’histoire, mais aussi en est le centre ?

C’était justement l’axe de mes recherches en travaillant les personnages féminins et noirs de Nos Jours Brûlés et de La Mer Chantera Ton Nom, à commencer par chercher d’autres figures, d’autres appelations qui existent en dehors d’un imaginaire colonial. Les deums, les soucougnans, les umdhelbis sont autant de femmes noires hybrides, au croisement de plusieurs croyances et religions très riches et afrocentrées. Lors d’un entretien à paraître, Jaïlys Duault m’a demandé si les deums, telles que décrites dans mon lore, partageaient la même survivance que les sorcières, telles qu’imaginées en Occident. Une question que je trouve très intéressante, pour son angle mort. En effet, elle ne prend pas en compte que les deums sont exclusivement des femmes afrodescendantes et donc, par conséquent, les descendantes et survivantes de peuples noirs ex/colonisés et génocidés. Leur survivance ne se limite donc pas à leur nature de deum, elle englobe tout autant leur héritage afrodiasporique.

Il y a évidemment d’autres littératures afro qui ont exploré ce sujet, mais on ne peut pas tout mettre dans un post Instagram et je pense que ça nécessiterait une partie 2.

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il est toujours nécessaire d’interroger la fabrique de certains imaginaires et de leurs empreintes coloniales, surtout quand on veut représenter des communautés racisées. Car oui, votre lecture des questions raciales peut influencer un univers fantastique, même si celui-ci se résume à des aliens ou des monstres… Mais, ça aussi, c’est un autre sujet.

Veillons toutefois à garder et à entretenir un oeil critique sur l’esthétisation de la figure de la sorcière, comme ça peut être le cas dans des discours féministes en Occident : qui est accusé.e/a été accusé.e de sorcellerie au cours de l’Histoire ? Dans quels contextes ? Via quel(s) regard(s) dominant(s) ?

Pour aller plus loin :

Dangereuses Lectrices, festival littéraire féministe à Rennes, par La Lune Mauve

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