Décoloniser la paix, hors des discours et postures civilisatrices

Hello tout le monde !

Quand on parle d’appel à la paix, comme une chose qui éviterait de prendre partie ou d’adresser le contexte, je pense souvent à cette vidéo de Sihame Assbague. Récemment, dans le cadre de recherches historiques pour un projet, je suis tombée sur l’histoire de plusieurs militantes noires qui abordaient la notion de paix, et ça mettait aussi en exergue, comme certains discours de paix nourrissent eux aussi des systèmes de domination, de manière assez insidieuse. Mais commençons par le commencement…

Les discours autour de la paix sont souvent imaginés comme des prises de positions mignonnes, qui mettent tout le monde d’accord, voire neutres, un peu comme la carte Joker de tout débat politique

Sauf que… Même dans les discours de paix, il y a des courants.

De plus, fermer les yeux, silencier les prises de position autour d’une discussion, ou prétendre à une neutralité, c’est pas une prise de position pour la paix, c’est une posture.

Parce que je reste une afroféministe qui croit de manière inconditionnelle à la transmission, j’aime penser que ce post peut être une porte d’entrée qui permettra à beaucoup de s’interroger et de se remettre en question sur leur usage d’un discours de paix parfois silenciant… Voire de prendre un nouveau chemin qui inclut une réelle transformation de la société. Et encore une fois, ce n’est que mon avis. Et mon blog !

Alors, c’est quoi la différence entre posture et prise de position ? Et de quelle genre de paix parle-t-on ?

Posture et position : la paix comme “parure morale”

  • Posture, nom féminin : Attitude adoptée pour donner une certaine image de soi ; positionnement tactique.
  • Position, nom féminin : Opinion, parti que l’on adopte dans une situation donnée ou devant un problème donné

Normalement, aux vues de ces définitions, on comprend d’ores et déjà que la posture relève du paraître, d’une attitude choisie et influencée par rapport à un contexte donné, et donc qu’elle est aussi une prise de position. Par conséquent, y a pas de neutralité possible et ne peut être décorrellée d’un contexte donné. (au cas où on en douterait).

Ce que j’aime beaucoup, c’est que dans les autres définitions du mot “position”, ça inclue tout autant les circonstances... Et donc le contexte !

Position, nom féminin :

  • Situation de quelqu’un dans la société, dans un milieu hiérarchisé, dans une épreuve,
  • Situation de quelqu’un relativement au but, aux circonstances

C’est donc important de rappeler que choisir “La” paix a un sens, une portée politique dans une situation donnée. La preuve étant que certaines “paix” ne sont pas acceptées, quand elles menacent l’ordre établi.

Aux origines de la paix : adresser les rapports de pouvoir

Quand j’ai préparé cette partie, je suis tombée majoritairement sur des textes présentant la théorisation du pacifisme comme un héritage occidental, religieux dans certains cas, et si j’avais de la chance, parfois bouddhistes. Je suis toutefois tombée sur cette définition de Claire Levan qui, à mes yeux, rend compte de notre conception de la paix dans notre imaginaire collectif :

Toutefois, la paix civile revêt souvent la forme d’une paix agonistique : le débat démocratique se fonde sur des divergences, des conflits, des antagonismes, sans pour autant basculer dans la violence. La paix désigne de façon plus générale les rapports d’entente entre les personnes (la paix entre voisins, la paix dans les ménages). La paix renvoie aussi au calme intérieur d’une personne ou à un certain état de spiritualité. Par extension, la paix désigne l’état d’une personne que rien ne vient troubler (ataraxie = absence de troubles). Par extension encore, la paix désigne l’état d’un lieu, d’un
moment, où il n’y a ni agitation, ni bruit (ce lieu est paisible). Ceux avec qui on est en paix
sont des amis, ceux avec qui on n’est pas en paix sont des ennemis.

Une binarité qui explique notamment tous les discours d’ “appel au calme”, où l’expression des contestations sont immédiatement perçues comme “des troubles” et non comme les symptômes d’un problème caché derrière une paix de façade. C’est peut-être aussi pour cette raison que la paix est préférablement perçue comme un état dont on ne questionnerait pas les fondements, plutôt que d’en faire un objectif résultant d’actions et d’échanges collectifs. Cette ataraxie est aussi la raison pour laquelle les émotions sont, dans un cadre occidental, souvent mises en opposition à la paix.

Il a fallu que je bascule dans les recherches anglophones pour trouver le super article Decolonising affect: Emotions and the politics of peace, où il y est adressé comment la construction des discours autour de la paix souffre non seulement d’une posture occidentalocentrée et coloniale, mais aussi d’une séparation rigide entre raison et émotion, à cause de l’ataraxie.

D’une part, la recherche sur la paix a émergé principalement dans le contexte de la philosophie occidentale et de la séparation historique qui y est associée entre raison et émotion. La nature même du langage courant rend difficile d’échapper à cette binarité (voir Ake, 1979 ; Thiong’o, 1994 [1986]). Considérez des expressions courantes en anglais, telles que « ne soyez pas émotif, soyez raisonnable » ; ou « ne laissez pas vos émotions prendre le dessus sur vous ». Compte tenu de ce cadre quotidien largement répandu, il n’est pas surprenant que les émotions et les sentiments soient désormais perçus comme extrêmement « négatifs ». Dans les études sur la paix, l’histoire n’est pas différente. Les émotions sont traditionnellement considérées comme des phénomènes dangereux qui exacerbent les conflits et entravent les pratiques de conciliation.

Dans “Racialized emotions” : les émotions de tous sont-elles l’affaire de tous ?” , j’avais déjà abordé comment la lecture des émotions de chacun était également influencée par les dynamiques racistes (comme le cliché de l’angry black woman). L’appel à la paix est parfois utilisé comme un outil pour stopper, voire de silencier les émotions exprimées au nom d’un calme de façade, et surtout sans adresser les racines du conflit. Une paix “cosmétique” donc, sans véritables fondements, ni propositions concrètes dans le temps. Dans ce cas, les discours de paix de ce genre sont des stratégies d’évitement… Mais en faveur de qui ? Questionner les circonstances de cette paix de façade va l’encontre d’un système colonial qui nous assure qu’avec lui “tout ira bien, vous aurez des routes et des écoles !”, et nie les ressorts de domination non seulement qu’il exerce sur le collectif mais dont il est aussi dépendant.

Les processus de paix exigent que les sociétés rompent avec l’animosité et la violence. Les chercheurs et les praticiens se sont traditionnellement concentrés sur les mécanismes institutionnels et structurels. Des contributions récentes ont souligné la nécessité de s’attaquer aux héritages émotionnels des conflits destructeurs et à la manière dont ils influencent les processus de paix. Nous nous appuyons sur ces contributions en engageant les débats actuels sur la décolonisation.

Toujours sur le thème de décoloniser les modes de pensée autour de la paix, on trouve aussi des réflexions et des initiatives poussées au sein des peuples autochtones et également en Afrique. Les auteur.e.s de “Decolonizing affect…” poursuivent leur analyse en proposant différentes manières d’approcher la paix (et les discours qui y sont liés) en s’appuyant sur des approches non occidentales qui . L’un des exemples cités est le concept coréen, Han, une émotion qui n’a pas sa traduction ailleurs, mais qui est par essence transformatrice, dans

Han est défini comme un « profond sentiment de souffrance accompagné de colère », émergeant des injustices infligées aux individus ou aux collectifs (Park, 1999 : 195, également 197, 201). Toutes les sociétés connaissent le chagrin, la colère et d’autres réactions émotionnelles intenses face à la souffrance déclenchée par des actions injustes. Mais ce qui rend les traditions Han et coréennes uniques, c’est la manière dont ces griefs émotionnels sont compris et traités dans le contexte de la recherche d’un chemin entre le conflit et la paix. Han, en ce sens, est plus qu’une simple expression de frustration et de ressentiment. Il s’agit d’un processus émotionnel qui évite explicitement les représailles et, à la place, met en place des possibilités d’endurer la douleur, le chagrin et les lamentations d’une manière qui conduit finalement à la fois à une transformation émotionnelle et à un changement social pacifique.

D’autres approches non-occidentales sont listées dans l’article, et peuvent rappeler les réflexions sur la justice transformatrice, entre autres.

Pourquoi tout ceci est important ? Je pense qu’on ne réalise pas à quel point les postures de discours de paix sont légions, un peu comme la “dette morale” reconnue par François Hollande, mais qui ne s’accompagne d’aucune action réparatrice, d’aucun changement, ou autre. Bref, du symbole.

Or, une prise en charge des émotions permet aussi d’adresser les rapports de force et les responsabilités au sein des conflits, les mécanismes de violence des systèmes oppressifs. Ainsi, l’obtention de la paix comme objectif recherché au sein d’une collectif suppose nécessairement des actions, des introspections, bien loin de l’ataraxie. Ainsi, les appels à paix sont et seront toujours vides, s’ils ne sont pas accompagnés d’actions et de soutiens aux transformations et à la libération de tous peuples dominés.

Et, disons-le, toutes les paix ne sont pas tolérées.

De quelle paix parle-t-on ? Le cas de Claudia Jones et la guerre froide.

Mais qui est Claudia Jones ? Déjà, je vous supplie à genoux de lire davantage sur elle car c’est une des figures les plus radicales et les plus avant-gardistes des USA, ce qui – vous l’aurez compris – explique qu’on la connaisse peu en France.

Claudia Jones est une artiste, poétesse, journaliste et féministe radicale trinidadienne. Sa famille a émigré aux États-Unis où elle devient une activiste politique du nationalisme noir à travers le Parti communiste des États-Unis d’Amérique, utilisant le pseudonyme de « Jones » pour se protéger.

En 1950, la guerre éclate entre la Corée du Nord, soutenue par la Chine, et la Corée du Sud. Les USA décident de s’engager dans les affrontements afin de repousser la Menace Rouge, présente depuis la guerre froide. Pourtant, la Seconde Guerre mondiale s’est finie seulement 5 ans auparavant, et beaucoup craignent le début d’une troisième guerre mondiale.

Comme l’explique Denyse Lynn dans l’article “Claudia Jones Against Korean War”, les USA utilisaient la peur de cette 3e guerre mondiale pour intimider les pays d’Asie et d’Afrique nouvellement décolonisés, en sachant que la bombe nucléaire avait été, jusque là, utilisée contre des peuples non-blancs.

Claudia Jones, déjà communiste à l’époque, rejoint et organise les rassemblements contre la guerre de Corée. Elle critique ouvertement le militarisme des Etats-Unis comme une stratégie de distraction, visant à détourner l’attention d’une ségrégation raciale toujours plus violente et renforcée par l’anticommunisme.

““Le militarisme américain a détourné l’attention des programmes et mouvements sociaux nationaux destinés à garantir l’égalité et la justice. Elle a également fait valoir que la guerre mettait les femmes en danger en exigeant leur travail reproductif pour obtenir de la chair à canon, et dévalorisait leur travail dans la main-d’œuvre en raison de la demande constante de matériel de guerre. Claudia Jones en est venue à croire que la paix mondiale était une condition préalable à la libération des Noirs, des travailleurs et des femmes. Lorsque la guerre a éclaté en Corée, elle a insisté sur le fait que les femmes devaient devenir l’avant-garde d’un mouvement pacifiste pour assurer la libération.”

Denyse Lynn

On le savait déjà, l’intersectionnalité comme pratique et grille de lecture était déjà utilisé bien avant sa théorisation par les femmes noires, mais ça c’est un autre sujet pour une prochaine fois. Seulement, comme le rappelle Denyse Lynn, Jones était déjà dans le collimateur du FBI depuis dix ans. Ses prises de position n’étaient donc pas pas sans risques :

“Claudia Jones paiera cher son implication continue au sein du CPUSA et du mouvement pacifiste. Elle a été arrêtée à deux reprises et menacée d’expulsion. Sa deuxième arrestation en avril 1951, avec celle de plusieurs autres dirigeants du CPUSA, conduisit à un long processus de procès et d’appel. Après sa condamnation en vertu de la loi Smith, une loi qui interdisait de défendre ou d’appartenir à une organisation prônant le renversement violent du gouvernement des États-Unis, Jones s’est adressée au tribunal. Elle s’est demandée pourquoi les tribunaux avaient utilisé ses propres écrits pour la condamner, mais ont refusé d’en lire quoi que ce soit dans les archives judiciaires. Elle soupçonnait que le tribunal savait qu’elle avait raison. Elle pensait que son article sur la Journée internationale de la femme et la paix et un autre sur les femmes dans le mouvement pacifiste étaient la raison pour laquelle elle avait été arrêtée en premier lieu.”

“Elle a affirmé que ces articles préconisaient simplement un mouvement mondial des femmes pour la paix et la fin du meurtre des bébés coréens.”

Ça ne vous rappelle rien ?

On continue :

.”(Jones) a affirmé que ces articles préconisaient simplement un mouvement mondial des femmes pour la paix et la fin du meurtre des bébés coréens. Jones purgera près d’un an dans une prison séparée, après quoi elle sera expulsée vers l’Angleterre. Elle pensait que le harcèlement juridique qu’elle et ses camarades avaient enduré était dû au fait que la paix menaçait le « capitalisme monopolistique » et la suprématie blanche, et que le pouvoir des femmes de s’organiser pour la justice sociale effrayait les capitalistes qui cherchaient à obtenir le pouvoir.

Claudia Jones “réclamait la paix” donc, mais en adressant le renversement nécessaire des mécanismes qui empêchaient celle-ci d’être mondiale. C’est un combat que partageaient également d’autres organisations internationalistes portées par des femmes comme la Fédération démocratique internationale des femmes, qui en plus de réclamer la paix, soutenait les luttes anticoloniales.

De quelle paix parle-t-on ? Enjeux internationalistes des féministes panafricaines

Parmi les membres éminentes de cette organisation, on compte notamment, Funmilayo Ransome-Kuti, une activiste pour les droits des femmes au Nigéria, pour le droit des travailleurs et déléguée ayant négocié l’indépendance du Nigéria… Des engagements politiques qui forgeront l’esprit de son fils, le chanteur Fela Kuti. Tandis que le gouvernement nigérian lui reprohe de politiser les femmes, les USA voient d’un mauvais oeil sa proximité avec les communistes. Ils lui refuseront à plusieurs reprises ses visas pour ses déplacements internationaux. Cela ne l’empêchera pas d’aller en Russie ou en Chine.

Il y avait aussi Aoua Keïta, une sage-femme, militante et femme politique malienne, figure marquante de l’indépendantisme, du syndicalisme et du féminisme au Mali. Durant la même période, en pleine lutte pour les indépendances, Aoua Keita dénonce également les évènements portés par des féministes françaises qui, en revendiquant une unité francophone et francophile, prône aussi le maintien d’un ordre colonial, empêchant ainsi une véritable solidarité avec les féministes panafricaines du continent et leurs ambitions décoloniales.

Comme l’explique Pascale Barthélémy dans Sororité et colonialisme : Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), ce sont des profils, entre autres membres africaines, qui participeront à orienter l’organisation dans une démarche décoloniale dans la réclamation de la paix :

En parallèle, nombre d’Africaines, anglophones et francophones (particulièrement les Maliennes et les Guinéennes), renforcent leurs liens avec la FDIF appelant à « décoloniser les esprits » et à préserver « les libertés démocratiques dans les États indépendants » (p. 270). Pour Aoua Keita, cela se traduit par un féminisme « nationaliste, internationaliste et africain » (p. 275) et son implication aux côtés de la Guinéenne Jeanne Martin Cissé pour fonder une « union panafricaine des femmes autonomes » (p. 279).

Ce ne sont quelques exemples, et il y aurait encore beaucoup à dire sur les modes d’action visant la paix, mais je vais m’arrêter là. J’espère en tout cas avoir su montrer qu’aucun discours de paix n’est neutre, mais surtout qu’il y a une longue histoire de mouvements de lutte pour une paix qui soit effective, matérielle et globale, qui a d’autant plus de sens aujourd’hui qu’elle ne peut souffrir d’être édulcorée par des positions de fausse neutralité.

Ainsi, quand vous réclamez la “paix”, de quelle paix parlez-vous ?

Celle qui participe au maintien des systèmes établis ou qui suppose leur renversement ?

Pour aller plus loin :

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