Heeey tout le monde !
Aaaand we’re back ! Ca faisait longtemps. La promotion d’automne de La Demeure du ciel, et de Nos Jours Brûlés est passée; le premier jet du tome 2 de Nos Jours Brûlés, rendu; et la plupart de mes mails traités. J’ai donc profité de ces petits moments d’accalmie pour lire des articles que j’avais dans mon Pocket depuis un moment (j’ai découvert par la même occasion, que certains d’entre vous m’y suivaient ? Lol, désolée de l’avoir découvert en 2021, je suis une mamie sur cette appli’). Au fil de mes lectures passionnantes, plusieurs notions m’ont pas mal questionné par rapport à la pandémie que nous traversons depuis maintenant plus de deux ans. En effet, si j’ai pas mal parler du care sur ce blog, je me rends compte que j’ai peu abordé cette notion – probablement parce que les enjeux collectifs m’intéressent plus.
Avec la pandémie et ses conséquences, les posts et articles sur le self/care sont apparus en nombre, notamment pour analyser les conséquences de l’isolement et des confinements successifs sur différents publics – pour ceux et celles qui ont pu se confiner. On a lu beaucoup de témoignages sur comment le confinement avait permis à certains de “s’arrêter”, de se questionner sur soi et sur ses besoins, dans une course à la productivité imposée par le monde du travail, et plus largement par le capitalisme. Bref, la santé mentale et le self/care est un sujet qui a été énormément investi dans les conversations publiques et sur les réseaux sociaux. Toutefois, l’ampleur mondiale de cette crise sanitaire a laissé, je pense, peu de place aux réflexions critiques sur le self/care, et particulièrement sur sa pratique.
En effet, le discours autour de la santé mentale n’est pas neutre et souffre, lui aussi, de biais propres à l’Occident, dont nous sommes souvent les messagers.
Self/care : du Nord au Sud, parle-t-on le même langage ?
Dans l’article passionnant “Une psychiatrie mondialisée.Comment l’Occident exporte ses troubles mentaux, Ethan Watters traite des effets de la mondialisation sur la codification des symptômes de certaines pathologies dans des pays non-occidentaux :
En ces temps de mondialisation, nous devrions être sensibles aux différences locales et y attacher de la valeur. Et savoir que toutes les cultures n’ont pas la même conception de la psychologie humaine est crucial dans l’approche de la santé et de la maladie mentale.
Ainsi, un Nigérian peut souffrir d’une forme de dépression propre à sa culture, qu’il décrira par une sensation de brûlure dans la tête, alors qu’un paysan chinois parlera simplement de douleurs à l’épaule ou à l’estomac. Et une étude auprès de réfugiées salvadoriennes traumatisées par une longue guerre civile a montré que certaines d’entre elles ressentaient ce qu’elles appellent des calorías, une sensation de chaleur corporelle intense.
Malheureusement, les spécificités culturelles d’une population sont considérées comme des barrages à surmonter par les entreprises pharmaceutiques occidentales, si celles-ci veulent parvenir à vendre leurs médicaments et faire du profit. Elles n’hésitent donc pas à altérer la considération et la représentation de certaines pathologies dans le pays visé pour arriver à leurs fins, comme ce fut le cas au Japon :
Le marché japonais posait à GSK un problème extrêmement difficile. Certes, il existait bien au Japon un diagnostic clinique de la dépression (utsubyo), mais il ne ressemblait en rien à la version américaine : il décrivait une pathologie aussi dévastatrice et aussi stigmatisante que la schizophrénie, et rare de surcroît, ce qui compromettait les perspectives commerciales des antidépresseurs au Japon. La plupart des autres états mélancoliques n’y étaient pas considérés comme des maladies. Pour que la paroxétine soit un succès, il ne suffisait donc pas d’accaparer le marché restreint des Japonais à qui l’on avait diagnostiqué une utsubyo. Il fallait modifier l’idée qu’on se faisait de la dépression dans le pays.
Deux forces puissantes mais distinctes sont à l’œuvre. Le diagnostic de l’ESPT est propagé par des groupes de thérapeutes occidentaux itinérants, qui établissent des centres d’aide psychologique d’urgence au lendemain de guerres et de catastrophes naturelles. Quant à notre conception occidentale de la dépression, ce sont des multinationales pharmaceutiques qui la promeuvent, car elles engrangent des bénéfices colossaux chaque fois que de nouvelles cultures intègrent cette notion et achètent leurs antidépresseurs.
Revoyons le cas de l’entreprise GSK, ensemble :
- une entreprise occidentale arrive dans un pays étranger pour y vendre son médicament
- constate que le spectre des pathologies mentales local ne correspond pas aux références occidentales sur lesquelles il a bâti son offre commerciale
- décide de “créer” le besoin en altérant l’imaginaire local de la population étrangère visée
On a donc une population qui voit son rapport à la santé (mentale ou physique), la réalité de ses sensations, la définition de ses besoins, altérées par des entreprises occidentales à des fins capitalistes… Ce qui veut dire qu’en plus de coloniser l’imaginaire d’un autre pays autour du corps et des sensations, elles créent de “nouvelles” pathologies dans ce dernier, qui ne reposent sur rien d’autres que des symptômes définis selon des réalités occidentales… Je vous laisse digérer un moment.
Ok, mais quel est le rapport avec le self/care ?
Eh bien, dans la mesure où la grille de lecture des symptômes de pathologies liées à la santé mentale est, comme le montre Watters, occidentalo-centrée, ne faudrait-il pas s’interroger sur la manière dont les discours autour du self/care, particulièrement en plein essor depuis la pandémie, manque de neutralité ?
Je pense notamment aux discours que nous voyons à longueur de journée sur Instagram, listant x et y comme symptômes de la dépression et z comme la routine self/care à suivre pour aller mieux. Il y a bien sûr des posts plus inoffensifs que d’autres (genre, prendre un bain parfumé n’a tué personne, on est d’accord) mais ils listent souvent les mêmes moyens de “surmonter la dépression”/ “d’aller mieux”/”de rester dans un bon mood”, sont souvent largement partagés, pas toujours sourcés.
En France – et en Occident – on questionne un peu plus les biais validistes, élitistes, racistes (notamment quand on se penche sur les conséquences de l’industrie, l’appropriation culturelle du yoga, la surconsommation de la sauge, le tourisme, etc) du self/care, et c’est nécessaire. Mais ne faudrait-il pas aussi se demander si les discours occidentaux et leur popularité via les réseaux sociaux ont une certaine responsabilité dans une esthétisation du self/care purement occidental, mais qu’on prône comme universel ?
“C’est pas moi, c’est l’algorithme”
Alors, je sais, certains vont me dire que l’algorithme s’adapte aux contenus que l’on consulte, donc si une personne nigériane aime liker des posts de ce genre, qui sommes-nous pour juger ? … Oui, mais ça c’est dans le cas hypothétique où l’algorithme d’Instagram – pour rester dans l’exemple cité – n’aurait pas aussi ses propres biais.
Depuis plusieurs années maintenant, de nombreuses études ont révélé que les algorithmes d’intelligence artificielle, dont celle d’Instagram, reproduisent les biais de leurs concepteurs, et tout simplement dans la société dans laquelle ils sont élaborés. Je vous parlais déjà de la notion de technoracisme ici; mais vous pouvez vous référer à l’article du monde Quand l’intelligence artificielle reproduit le sexisme et le racisme :
Des mots relevant du domaine lexical des fleurs sont associés à des termes liés au bonheur et au plaisir (liberté, amour, paix, joie, paradis, etc.). Les mots relatifs aux insectes sont, à l’inverse, rapprochés de termes négatifs (mort, haine, laid, maladie, douleur, etc.).
Mais l’efficacité de cette technologie reflète aussi des associations bien plus problématiques. Des stéréotypes sexistes sont ainsi reproduits, mais aussi racistes : les qualificatifs statistiquement les plus donnés aux Noirs américains sont davantage liés à un champ lexical négatif que ceux attribués aux Blancs.
Ces résultats correspondent à ceux d’une expérimentation célèbre en psychologie, le test d’association implicite, qui étudie les associations d’idées des humains. Conclusion :
« Nos résultats suggèrent que si nous fabriquons un système intelligent qui apprenne suffisamment sur les propriétés du langage pour être capable de le comprendre et de le produire, il va aussi acquérir, dans ce processus, des associations culturelles historiques, dont certaines peuvent être problématiques. »Et le problème ne se situe pas seulement au niveau du langage. Quand un programme d’IA est devenu jury d’un concours de beauté, en septembre 2016, il a éliminé la plupart des candidats noirs.
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2017/04/15/quand-l-intelligence-artificielle-reproduit-le-sexisme-et-le-racisme-des-humains_5111646_4408996.html
« Beaucoup de gens nous disent que cela montre que l’IA a des préjugés, souligne Joanna Bryson dans le Guardian. Mais non. Cela montre que nous avons des préjugés, et que l’IA les apprend. »
Donc, si l’algorithme d’Instagram associe les notions de self/care à des références occidentales, on a donc une représentation du self/care définie par des critères occidentaux et diffusée auprès d’autres populations étrangères. Nos likes et nos partages consolident cette esthétique générale du self/care, souvent simplifiée et filtrée, tout en excluant d’autres imaginaires, et donc, d’autres alternatives.
C’est moche, hein ? Je sais.
Repenser et décoloniser le self/care
“Mais, alors qu’est-ce qu’on fait au juste ?! “crie quelqu’un dans le fond.
La première chose est, je pense, d’interroger comment le self/care à l’Occidental bénéficie des dynamiques coloniales qui régissent les relations entre les pays occidentaux et les autres. Pourquoi ?
Si vous vous souvenez de l’article sur Freshwater, iel y mentionne brièvement le propos de Patrice Malidoma Somé dans son essai Of Water and the spirits qui explique que les colons n’ont pas seulement imposé une manière de pensée en colonisant des pays africains, ils ont désigné ce qui relevait du réel et ce qui n’en relevait pas, selon leurs critères, et donc altéré la conception du réel du peuple colonisé. C’est une pratique coloniale que d’interférer dans la conception du réel d’un peuple colonisé, et on le retrouve la même dynamique avec GSK, et ce qu’ils ont fait en s’appropriant la notion de “rhume de l’âme” et le redéfinissant pour vendre ses médicaments :
De même, Watters décrit comment GSK a utilisé l’expression « kokoro no kaze » ou « un rhume de l’âme » initialement dans une publicité télévisée locale pour démystifier les symptômes de la dépression au Japon, rendant le contexte de ce message mémorable (Watters 524). GSK a réussi à supprimer la stigmatisation sociale contre la recherche d’une aide médicale pour la dépression en la présentant aux Japonais comme un état “d’être très sensible au bien-être des autres et à la discorde au sein de la famille ou du groupe”, permettant au public lui-même de reléguer la dépression à un rhume, une maladie banale mais traitable, tout en restant discret dans la culture japonaise locale (Watters 525)
source (ang)
Alors l’extrait prend un peu partie dans le sens où : est-ce seulement une question de démystifier des symptômes ou modifier tout un spectre de représentation des pathologies mentales ? Toujours dans l’article précédent, Watters rapporte les propos de Laurence Kirymayer, directeur du département de psychiatrie sociale et transculturelle à l’université McGill de Montréal qui a été invité par GSK pour leur montrer “comment modifier les croyances culturelles autour de la maladie”. Kirymayer détaille les faits et les conséquences de cette “démystification”
“J’ai vu une multinationale pharmaceutique travailler dur pour redéfinir les représentations de la santé mentale, raconte Laurence Kirmayer. De tels changements ont des effets considérables, car ils influent sur les conceptions culturelles de la personne, mais aussi sur la façon dont les gens mènent leur vie. Et c’est un processus à l’œuvre partout dans le monde. Ces entreprises chamboulent des croyances enracinées de longue date dans les cultures sur le sens de la maladie et de la guérison.”
Les ressors coloniaux qui nourrissent un imaginaire occidental autour du bien-être doivent être critiqués, pour qu’on puisse se tourner vers d’autres alternatives. La définition de la décolonisation selon la professeure féministe lesbienne afrodomicaine Ochy Curiel souligne, je trouve, sa dimension structurelle et la nécessité de se décentrer de l’Occident et ses références :
La décolonisation pour nous, concerne une position politique qui traverse la pensée et l’action individuelle et collective, nos imaginaires, nos corps, nos sexualités, nos formes d’agir et d’être dans le monde. La décolonisation crée une sorte de marronage intellectuel, des pratiques et des pensées ancrées et en accord avec les expériences concrètes. Il s’agit de colonialité du pouvoir. Et de reconnaître l’hybridation, la polysémie, la pensée autre, subalterne et frontalière.
http://verrederegles.tumblr.com/post/74838163536?utm_source=pocket_mylist
Dès lors, décoloniser le self/care, c’est penser, chercher, et respecter d’autres imaginaires et savoirs respectueux des considérations locales autour de la santé mentale. Peut-être que le self/care n’est pas seulement sur “comment se suffir à soi-même/s’épanouir seul.e”, mais comment faire communauté autrement, compte tenu des limites qu’on rencontre en ce moment ? Ce n’est qu’un exemple.
En faisant quelques recherches, j’ai trouvé différentes pistes théoriques pour décoloniser le self/Care. La première est de Oprah Jrenal, et se concentre sur comment le bien-être individuel est directement lié au collectif, et que c’est là d’un premier terrain de décolonisation du self/care:
The decolonization of self-care calls for a more holistic approach to taking care of ourselves, focusing on mental as well as physical well-being and accessibility for people of all backgrounds. Jrenal stressed that what is fundamental to decolonizing self-care is recognizing that perfectionism, which is oftentimes a goal of self-care practices, is counterproductive to self-love.
https://thecolgatemaroonnews.com/27644/af/decolonizing-self-care-what-do-i-really-need-outside-of-bubble-baths/
La seconde de Jalana S. Harris, est dans la même veine, est un peu plus critique, et va au-delà du bien-être. Elle pointe la nécessité de l’introspection, la responsabilité de questionner nos schémas et la manière dont on contribue aux systèmes d’oppression, pour que le rapport à soi soit honnête et émancipé de ce qui est attendu de nous par le système.
It means interrogating our deeply engrained patterns and beliefs. It means challenging respectability politics and our role in systems that perpetuate capitalism and materialism. It means understanding how double-consciousness (required for survival) operates to make us hypersensitive to the thoughts and desires of others.
https://www.socialworker.com/feature-articles/self-care/politics-of-self-care-toward-radical-decolonization/
D’un point de vue pratique, et dans lequel je me reconnais davantage, j’ai beaucoup apprécié cette définition rapportée par Valérie Bah de June Jordan sur les “espaces de vie” :
Ces moments constituent ce que June Jordan a appelé le « living room» (espace de vie), ou ce qu’Alexis DeVeaux a nommé « un chez nous», un élément de la praxis féministe noire. Ce sont des espaces autonomes, autogérés et parfois éphémères que nous, les féministes noir-e-s créons partout où nous nous rassemblons. Cet espace défie l’institutionnalisation et la violence administrative, qui vont de pair avec des structures qui ont toujours été utilisées pour surveiller, contrôler et détruire les communautés noires.
https://www.awid.org/fr/nouvelles-et-analyse/creer-un-chez-nous-un-acte-de-resistance-et-de-self-care-des-feministes-noires
La pratique, c’est aussi – selon moi – rendre disponible les outils pour ouvrir le champ des possibles à quelqu’un sur ce qui contribue à son self/care. Par exemple, le collectif The Creative Independent a mis a disposition des tas de guides sur comment faire X ou Y, une sorte de Wikihow autour de la créativité (je suis méga fan). C’est une manière à la fois de transmettre, de laisser des ressources libres et de favoriser la production d’autres personnes.
Je pense qu’il y a d’autres champs d’exploration pour penser d’autres approches alliant pratiques et théoriques, et qui font partie d’une démarche décoloniale de ce sujet. Curiel l’explique très bien :
Quand nous réagissons au colonialisme historique depuis une perspective binaire qui divise théorie et pratique, nous continuons de penser que nous sommes privées de quelque chose et que ce quelque chose qui nous manque pour nous transformer se trouve en Europe et aux Etats Unis.
Et d’un point de vue afroféministe ?
Entre l’idée reçue qui désigne les maladies mentales ou la santé mentale comme étant “un problème de blancs” et un imaginaire eurocentré des pathologies mentales, il y a une nécessité de rendre visible d’autres discours à la fois pour nous, en tant que femmes noires, mais aussi dans une perspective collective de relais. Par autres discours, qui sont évoqués en filigrane dans ce post, je pense à :
- celui des limites de la promotion du self-care (plutot que des self-cares)
- celui de la responsabilité et l’absence de neutralité des canaux qui servent cette homogeneisation (instagram, etc)
- celui de veiller à chercher et rendre visible d’autres imaginaires et d’autres alternatives
Et vous, des idées de pratiques qui favoriseraient d’autres visions ou d’autres self/cares ?
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