BOOKREVIEW : Freshwater, d’Akwaeke Emezi

Akwaeke Emezi est un.e auteur.e trans non-binaire nigérian.e, connue pour son roman Freshwater – et pour son conflit avec C. Adichie Ngozi, si vous avez lu la toile ces dernières semaines.

FRESHWATER retrace l’histoire d’une femme possédée par des ogbanje, des esprits malveillants retrouvés piégés dans son corps.

“Les ọgbanje prennent la forme d’enfants qui meurent encore et encore, torturant leurs parents qui espèrent qu’ils resteront en vie. C’est ce qu’on appelle un Iyi-uwa, le serment qui lie l’esprit d’un enfant mort au monde, le faisant renaître à la même mère. Mais Ada ne meurt pas à la naissance, et ainsi le serment n’est pas accompli ; en conséquence, les multiples esprits ọgbanje qui auraient dû renaître sont bloqués en elle.”

“Freshwater blurs the lines between identity and self”,AISHA LELIC

M’étant évidemment plongée dans le livre d’Emezi avec empressement – c’est pas comme si j’avais bossé les 6 dernières années sur ces thématiques, n’est-ce pas ? – je me suis demandée comment Emezi avait géré la réception occidentale de son livre ?

Oui, car si Emezi explique qu’il s’agit d’une autofiction, voir d’une autobiographie, cela n’a pas empêché bon nombres de critiques littéraires occidentaux de saluer ce livre comme étant une formidable métaphore des troubles du comportement, de la non-binarité, du fait d’être trans et africain.e etc.

Or, peut-on affirmer de la vie de quelqu’un qu’elle est une métaphore ? N’est-ce pas insinuer qu’une réalité serait moins légitime, plus folklorique d’une autre ?

Ces interrogations m’ont ramené aux diverses explications que je fournis pour parler des croyances, religions et mythes ayant nourri l’univers de Nos Jours Brûlés : rappeler constamment que cataloguer systématiquement de “mythologie” des croyances africaines, c’est déjà hiérarchiser des réalités; que mettre des notes de page de page ou des traductions de termes des natifs, c’est aussi un traitement des savoirs qui n’est pas neutre, etc.

Et encore, Nos Jours Brûlés est une fiction. Que dire dans le cas d’Emezi ? J’ai farfouillé le net, non sans mal puisque la sortie de Freshwater date de 2018 et que j’ai plusieurs trains de retard… Mais j’ai trouvé ! Lors d’une conférence où Emezi se voit poser la même question : comment gérer la réception occidentale d’une réalité qui est la sienne ?

Inspirée par les ouvrages de Malidoma Patrice Somé et de la citation de Toni Morrison, sur le fait de choisir d’être le centre, Emezi explique :

“…(Ces réalités) ne sont pas mutuellement exclusives. Elles sont multiples, les choses peuvent être réelles en même temps. Alors, en travaillant sur Freshwater, j’ai compris que je choisissais un centre et que ce centre était une réalité indigène. Je n’allais pas m’éloigner du centre dans le cadre des relations presse, lors des interviews, de la promo, etc. Je n’allais pas bouger de ce centre, ce sont les autres qui allaient devoir le faire, c’est leur travail. Et des gens peuvent ne pas vouloir le faire, mais dans tous les cas, vous pouvez faire ce que vous voulez, je ne bougerai pas. Ce livre ne bougera pas non plus parce que, encore une fois, plusieurs choses peuvent être réelles, et exister en même temps.

Si quelqu’un dit “ce livre est comme clairement délirant”, ou “c’est sur la santé mentale”, qu’est-ce qui informe ton centre ? quelles forces coloniales forgent ton opinion ? Qu’est-ce qui t’a conditionné ?
Pourquoi tu crois y et rejette x ? Posez-vous ces
questions sur ce que vous connaissez et sur ce qui fait votre Centre. Qu’est-ce qui fait que votre Centre
vous inspire une réaction si négative quand vous devez reconnaître que le centre de quelqu’un d’autre
pourrait être, lui aussi, réel ?”

Interview filmée “Chinelo Okparanta and Akwaeke Emezi: Reading and Conversation”

Ce que j’apprécie tout particulièrement avec les propos d’Emezi, c’est qu’ils montrent qu’un travail décolonial ne relève pas seulement de notre rapport aux sciences humaines ou à la politique, il implique également d’interroger nos réalités, et notre rapport à celle(s)-ci.

“Nous parlons de personnes marginalisées sur différentes bases comme le genre et la sexualité ou la race. Mais où mettez-vous les gens qui sont, littéralement, dans un autre monde ? Qui vivent des choses que les gens ne considèrent pas comme réelles ? Qui voit l’avenir dans ses rêves ? Des gens comme ça existaient avant qu’il n’y ait des mots pour (les nommer) dans un contexte occidental de santé mentale. Nous n’avons plus accès à ces histoires, alors j’ai pensé, oui, j’écrirais ce petit livre bizarre et j’espère qu’il aidera certaines personnes.”

Emezi, dans une interview pour ID Vice

Emezi a également confié dans de nombreuses interviews que beaucoup de personnes, notamment nigériannes, s’étaient reconnus dans le personnage principal habité d’ogbanje, et déploraient le tabou autour de cette réalité mystique igbo, parfois consolidé par le catholicisme largement présent.

Côté francophone, nous ne sommes pas en reste : l’approche d’Emezi sur la décolonisation du réel m’a rappelé celle de l’artiste – et amie – Anna Tjé, dans sa démarche de décoloniser nos réalités, notamment par ses propositions artistiques.

“Nyum Elucubris se présente comme un théâtre archipélagique, une constellation de chants, danses, rituels, images, objets sacrés et conversations divines visant à une réflexion entre des êtres et un corps mutilé trouvant leur propre lumière, leur post-humanité et afficher/sentir leur liberté comme un acte de défi. De cette manière, la renaissance de Nyum remet en cause les notions de karma en créant un cercle vertueux, une cosmogonie. Une folie Disco.”

annatje.com

Pour aller plus loin sur l’aspect spirituel, j’en ai parlé en long et en large :

Et si vous êtes intéressées par sa lecture, Freshwater existe en français sous le titre “Eau douce”.

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