"Aller de l'avant": une toxicité, à l'épreuve de la temporalité

strolling12

Les récentes discussions sur Twitter tournaient autour de la toxicité dans le(s) milieu(x) militant(s), discussions que j’ai regardé de loin, perplexe. Puis, par hasard, j’ai vu, puis lu d’autres articles ou réflexions sur le sujet, et j’ai finalement réussi à mettre le doigt sur ce qui me gênait ou, du moins, j’ai su pourquoi j’avais cette sensation qu’il manquait quelque chose, de mon point de vue de femme noire afroféministe.

D’abord, l’article de Quinnae Moongazer résume très bien cette réflexion sur la toxicité des mouvements qui passe, malgré nous, par différents travers comme la sacralisation de la colère, le rejet de l'”erreur du débutant”, etc.

Beaucoup de ces éléments sont discutables – dans le bon sens du terme -, car relatifs selon ce que l’on met dedans (je songe notamment à la notion de mea culpa : autant je suis d’accord que les excuses dans les espaces militants sont souvent balayées par la culture du call-out*, autant je trouve qu’il y a aussi une injonction qui pèse sur des victimes de propos oppressifs du type “pourquoi tu n’acceptes pas mes/ses excuses ?”quand il s’agit de certaines personnes, et dont on ne parle quasi jamais). Relatifs donc, mais l’article de Quinnae est de loin celui qui m’a semblé le plus construit et concret sur ces questions. Ici, un extrait de sa conclusion :

On pourrait citer Aevee Book dans son article lorsqu’elle épingle cette idée en disant “la colère n’est pas de l’abus et l’abus n’est pas de la colère”, et reconnaître que l’abus n’est pas une chose que nous devrions excuser par l’anoblissement de la colère que nous tolérons, mais nous pouvons aussi réfléchir à l’efficacité des formes de colère, même celles “acceptables”. Pourquoi? Parce que je crois que le manque de circonspection est au cœur du problème. Nous tolérons que des idées militantes se métamorphosent en des règles inflexibles, plutôt que comme des informations utiles pour nous aider à faire sens d’un paysage toujours changeant. Oui, la colère est utile et parfois nécessairement vitale. Mais nous pouvons nous accrocher à cela tout en jugeant les stratégies militantes au cas par cas. Au lieu d’appliquer des règles générales (“tout questionnement de la colère est de la police de l’intonation”) nous pouvons être prestement réfléchi.e.s dans nos jugements, et reconnaître que tous les problèmes rencontrés ne doivent être systématiquement résolus en martelant sa colère.”

En somme, en lisant ses propos, j’ai eu l’impression que Quinnae prônait un activisme “conscient”, comme le fait Minna Salami avec le Conscious Feminism (le fait de conscientiser son afroféminisme – ou autre, entre autres choses, vous pouvez suivre le lien).

Sauf que.
Sauf que, même s’il est bien sûr nécessaire d’analyser l’impact de la colère dans les stratégies militantes et la manière dont elles font obstacles, j’ai l’impression qu’une chose manque : le temps. Le temps, cette chose qui a permis aux oppressions de se bâtir, s’enraciner, se perpétuer, et qui nous donne l’impression que ces derniers ne finiront jamais. La plupart des critiques de cette toxicité se sont souvent achevées sur un sentiment d’urgence. Via les outils virtuels, l’intersectionnalité a donné l’illusion que tous les mouvements étaient au même point, et partageaient le même instant T, et le même rythme. J’ai réalisé cela notamment avec l’épisode 12 de Strolling, où l’internaute @westindians explique que les violences virtuelles que subissent les personnes noires et l’implication de celles-ci dans la lutte antiraciste sont aussi à prendre dans leur contexte :

Quand j’ai vu cette vidéo, j’ai ressenti un soulagement : oui, “aller de l’avant”, dépasser cette toxicité peut se traduire par vouloir cesser de faire partie de cette conversation militante – temporairement ou définitivement; une conversation qui a déjà vu passer Malcolm X, MLK, Angela Davis, Minna Salami, Feminista Jones, et d’autres encore aujourd’hui. Et, oui, cet acte individuel peut s’ancrer dans une démarche au bénéfice du collectif.

Pourquoi étais-je soulagée ? Parce que derrière cette toxicité aux innombrables règles, qu’il s’agisse du “bon militant” ou autre, il y a cette injonction à être là. Être là pour expliquer, être pédagogue au nom du collectif, avoir un avis, etc.  Se prendre du temps, se préserver et choisir l’application de son énergie dans un champs donné qui ne soit pas à la vue de tout le monde, peut permettre d’aller vers le collectif sans que vous en soyez témoins (comme l’impliquent les espaces non-mixtes, notamment, ou toute initiative similaire qui est souvent taxée de “repli identitaire”, avec une connotation péjorative, et ce, même par les “allié.e.s”).

1.”Démocratie en temps réel”: l’illusion de besoins simultanés entre les mouvements.

D’une certaine façon, la banalisation de l’intersectionnalité sur les réseaux sociaux, dont Twitter, a donné l’illusion que les intersections d’une identité, mises sur le même plan, supposent que les mouvements impliqués ont les mêmes besoins et aux mêmes moments. Pierre Lévy qualifie ce phénomène comme étant une démocratie en temps réel; soit une démocratie fondée sur une transparence des échanges  et qui se caractérise par l’évolution et la prise de décisions en continu au sein d’une collectivité virtuelle :

« Un des objets de la démocratie en temps réel est d’instaurer le marché le plus transparent possible des idées, des arguments, projets, initiatives, expertises et ressources, de façon à permettre aux connexions pertinentes de s’établir le plus rapidement possible et au moindre coût. »[1]

De ce fait, ces mêmes prédispositions nous habituent à une proximité virtuelle qui contribue à la consolidation de nos communautés – poursuivies via des rencontres IRL, souvent.

« Elle s’inscrit au contraire dans la construction lente mais continue d’un débat collectif et interactif où chacun peut contribuer à élaborer des questions, à raffiner des positions, à émettre et peser des arguments, à prendre et évaluer des décisions. »

[1] Id, chap. « La démocratie en temps réel », p.82-86.

(merci à mon mémoire de M1 !) Il y a donc une volonté de rendre physique et conséquent le lien social par la réalisation de projets et par la concertation.

Sauf que (bis). Sauf que ces mêmes concertations transparentes donnent l’impression que tout se joue maintenant, tout de suite, d’ici la prochaine discussion sur Twitter. De même, cette instantanéité du call-out qui devrait disparaître après des excuses sincères, ne permet pas toujours de prendre en compte s’il s’en est suivi des améliorations sur le long terme. Idem, cette instantanéité de la non-hiérarchisation des oppressions ne signifie pas pour autant que les besoins des différents mouvements sont uniformes, et partagent la même temporalité. Un bon exemple est sans aucun doute cette hâte à demander des comptes aux groupes afroféministes, “alors vous allez faire quoi maintenant ? Vous avez quelle position là, tout de suite, sur ces problématiques[plus vieilles que vous] ?”, alors que cela fait trente ans qu’il n’y a pas eu de mobilisations de femmes noires revendiquées.

2. Halte au “collectif” précoce !

Ce que j’apprécie particulièrement avec l’article de Quinnae, c’est le pragmatisme dont il fait preuve en questionnant les conditions qu’impliquera, non pas”une utopie de négatif – un monde sans ceci, sans cela, et cætera”, mais “un monde d’affirmatifs et de possibilités”. Je pense donc que la prise en compte du temps permettra de dépasser cette urgence nocive où la logique de produire tout, ici et maintenant, aux yeux de tous, prime. Je ne compte plus le nombre de choses que l’on m’a attribuées, que ce soit sur ma vie ou autre, et s’il fut un temps où je voyais l’urgence de prouver le contraire et/ou de me justifier sur Twitter, je me sens plus libre à présent : je ne veux pas être prisonnière de cette transparence idéale qui semble sévir sur les réseaux sociaux, de peur que l’on pense ceci ou cela de mon engagement. Honnêtement, je m’en fous.

Cette urgence est, à mes yeux, l’un des gros obstacles pour la concrétisation d’une vie collective : nous n’en sommes pas tous au même point. De la même manière qu’il faudrait être indulgent, pédagogue, etc, certains ont le droit de ne plus vouloir expliquer, nous n’avons pas tou.te.s la même patience et le même passif. Nous n’avons pas tou.te.s la même capacité de recul. Le sentiment d’urgence peut s’appliquer ailleurs, selon l’histoire de nos mouvements. Et raccourcir cela par “tu penses qu’à ton pif”, c’est non seulement être tout aussi égoïste au nom d’un dévouement idéal pour le collectif.

On m’a souvent demandé: “mais alors, à quand le collectif exactement, si chaque communauté doit s’occuper d’elle ?”. Cette hâte d’une vie collective est, pour moi, similaire à la situation suivante : va-t-on demander à une personne blessée par autrui de retourner avec les autres, sans lui accorder du temps pour sa convalescence ?

En conclusion, émerger de cette toxicité fournira bien sûr des outils pour aller de l’avant, mais cela aura des conséquences différentes selon les personnes et communautés impliquées. Et même si l’intersectionnalité est un bon outil, elle implique la confrontation de nos idéaux, justement parce que les mouvements n’ont pas les mêmes priorités, et que celles-ci n’en sont pas moins légitimes. C’est un outil qui permet de mieux comprendre et, comme le relevait Quinnae, nous sommes parfois plus préoccupés à nous en servir pour notre mauvaise foi que pour son but premier :

“Même les tentatives pour réunir tous les mouvements à travers le « féminisme intersectionnel », un nouveau concept né aux États-Unis dans les années 1990 semblent biaisées. Officiellement, il s’agit de croiser les problématiques de genre, de race et de culture, au-delà de la seule classe sociale, en prônant l’ouverture. Une sorte de féminisme commun, où chaque particularité peut s’exprimer. En théorie. Le 14 juin aura lieu une journée de l’intersectionnalité, organisée notamment par les Assiégé-e-s, journée durant laquelle tous les ateliers seront « en non mixité racisé(e)s ». Comprendre : pas pour les Blancs.
Madame Figaro (bouh les méchants racisés !)

Ce que l’on peut lire dans la presse, on le retrouve aussi chez certains militants, parce qu’il est plus flatteur de se voir comme allié.e, que d’admettre son égo. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, sur cette notion de temporalité de l’individu, celle du mouvement-même, les notions d’espaces et d’énergie militantes, et il faudrait carrément un livre rien sur le rapport entre être présent via les réseaux sociaux et IRL… Mais j’achèverai sur ceci, pour le moment.

Les communautés de femmes noires, et de personnes noires dites conscientisées, sont en convalescence : elles se retrouvent, se redécouvrent, voient leurs points de divergences et ce qu’elles veulent construire. Elles sont en train de construire. Et elles n’ont pas besoin des autres pour cela, ni de spectateurs qui jugent leur expérience commune comme une bonne performance aux yeux du militantisme. Elles prennent leur rythme.

Et moi aussi.

*Call-out : le fait de dénoncer les propos oppressifs d’un individu, souvent en public.

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