Dans les débats sur le féminisme sur les réseaux sociaux, la carte « victime » est souvent brandie de pair avec le « tone policing » — le refus de se voir opposer un rappel à la politesse ou au calme dans un débat sur le féminisme.
Quand on est en train d’échanger des arguments sur l’égalité entre les sexes et que votre opposant vous demande de vous calmer, de rester courtoise, c’est condescendant et cela renvoie encore une fois les femmes à un stéréotype d’hystérique émotionnelle.
De plus, les femmes qui s’expriment sont souvent elles-mêmes victimes de discrimination. Demander à une victime de discrimination de « rester calme » quand elle essaie de démontrer la persistence d’injustices dans la société, c’est un peu abusé (alerte euphémisme).
Un peu comme si un•e médecin urgentiste vous demandait d’être patient•e, alors que vous avez mal. Comme si c’était d’une quelconque aide.
Mais peut-être que tous les rappels à la politesse ne sont pas du tone policing. Peut-être que cet argument a tendance à être évoqué un peu trop souvent, peut-être parfois à tort, et alors ? En quoi le ton désagréable de quelques une•s (fût-il justifié, ou non) autorise quiconque à généraliser son jugement à tout un groupe et même tout un courant de pensée ?
“Femmes contre le féminisme: décryptage d’un paradoxe” sur Madmoizelle.com
L’article portait sur les “Woman Against Feminism”, mais je me concentrerai essentiellement sur la notion de tone policing. En l’occurence, l’auteur de l’article questionnait l’abus du tone policing,- en toute bonne foi, j’imagine – mais ce qui m’a profondément fait tiquer est le caractère succinct accordé à ce dernier.
Le tone policing est un vecteur pour silencier les minorités, pas seulement une question de politesse dans un dialogue. L’écueil majeur est de penser que le tone policing concerne une parole à un instant T entre deux individus alors qu’il s’agit de paroles d’opprimées, silenciées historiquement, socialement, politiquement.
Depuis quand la parole est-elle toujours égale ?
Pour exemple, prenons la littérature et la presse qui furent les premiers médias à profiter d’une visibilité dans l’espace public et de la parole des femmes, puisque l’on parle de féminisme. Dois-je rappeler que les femmes devaient écrire sous couvert de pseudonyme masculin pour être publiées ? Plus encore, les paroles des femmes étaient instrumentalisées suivant certaines narrations, comme dans les années 40-50, où on autorisait des femmes à être journalistes uniquement pour la rubrique ménagère ou autres.
Il y a tout une conception littéraire genrée, que ce soit dans la conception d’un récit ou dans la considération d’un horizon d’attentes prédéfini: par exemple, le roman a été pendant longtemps un genre littéraire dénigré parce qu’il était à destination des femmes, à base de romance. Et quand la parole des femmes fut l’objet d’un courant littéraire comme la Préciosité, au 17e siècle, qui était un rejet des a priori de la patriarchie, elle a été tournée en dérision et a donné lieu à des parodies dont Les Précieuses ridicules de notre bon vieux Molière.
Qu’en est-il donc quand un individu est au centre de plusieurs intersections ? Un formidable exemple de parole instrumentalisée est sans aucun doute “Mayotte Capécia” : une fausse autobiographie écrite par des métropolitains blancs qui font le récit d’une femme noire antillaise qui exprime sa fascination pour les hommes blancs métropolitains, en comparaison aux hommes noirs. C’est trash, hein ?
“Je suis Martiniquaise, 1948, attribué à Mayotte Capécia, est le résultat d’une supercherie montée par l’éditeur parisien Corrêa (Edmond Buchet). Le roman démarque abondamment plusieurs ouvrages du cosmopolite anglophone Lafcadio Hearn, édités en traduction française à Paris par le Mercure de France. La perspective socioculturelle de Hearn, sympathique aux paysans martiniquais vers la fin du XIX e siècle, se trouve détournée, dans Je suis Martiniquaise, vers un érotisme de mauvais aloi qui véhicule un exotisme colonialiste au moment même du passage de la Martinique au nouveau statut de Département d’Outre-Mer.”
Faites cuire le fantasme colonial de la femme noire. Prenez une pincée d’exotisme colonial. Agrémentez le tout d’un ton négrophobe qui s’ignore. Finalisez le tout avec une campagne autour de la fameuse auteure, laissez mariner dans du plagiat. Et voilà ! 🙂
Aux vues de ces quelques exemples, la parole des femmes a subi tout un processus d’émergence dans une société sexiste (et raciste, dans le cas de Capécia). Il est donc naïf de penser qu’un discours est indépendant et détaché d’autres discours. On serait en l’an 0, entre premiers êtres humains, là peut-être on aurait pu discuter. Cette idée qu’un discours individuel soit détaché de tout contexte historique, social ou politique est un mythe et est une autre manière de nier que les oppressions ne datent pas de 2014, mais s’inscrivent bien dans un continuum.
Il y a des rapports de force entre les discours, et de ce fait, il y a des discours dominants. Le tone policing réside donc dans tout moyen de minimiser, d’invisibiliser ou de déformer la parole d’une minorité. Selon les oppressions, la visibilité de la parole change. Quand une personne exprime son vécu en tant que victime d’un système oppressif, lui dire qu’iel exagère, est une manière d’apposer une valeur à son discours, de le minimiser.
Déni d’expériences : non, ce n’est pas une question de courtoisie.
Ce tone policing, est-ce seulement qu’une question de ton ? A mon sens, il est un outil essentiel de la politique de respectabilité. MsDreydful abordait la politique de respectabilité selon une approche anti-raciste :
Le concept de politique de respectabilité peut être aussi valable pour d’autres oppressions, bien sûr, puisqu’il s’agit de rentrer dans un certain moule qu’impose la société pour ceux qui sont “autre”, et que correspondre à ce moule serait en corrélation avec la discrimination subie. Cependant, il s’agit aussi d’un concept ayant d’abord émergé au sein du féminisme noir.
Suivant cette politique de respectabilité, on devrait donc parler de manière posée et pédagogique des oppressions que l’on subit, avec le sourire, s’il vous plaît. Si cela peut sembler caricaturale, songez une minute à la représentation des opprimé(e)s: la féministe est une hystérique frustrée, l’antiraciste exagère toujours car la “République est indivisible” ou encore “on ne voit pas les couleurs”, ou Angry Black Woman pour les afroféministes…etc.
En somme, toute expression visant à dénoncer les systèmes de domination et leurs discours a forcément quelque chose de dérangeant, d’hors-nome et de caricatural. Soit ce n’est pas sérieux, “iels exagèrent”, soit c’est forcément agressif “on vous écouterait si vous n’étiez pas si agressif”, une manière tacite de désamorcer toute possibilité d’écoutes d’un propos afin qu’il ne soit pas pris en considération ou visible. Quant à la colère des opprimé(e)s, elle n’est jamais légitime, toujours hors limite: on appelle toujours à une compréhension, une maîtrise de soi, jamais à une expression naturelle de celle-ci.
En conséquence, même le tone policing sur un forum entre deux individus, est le résultat d’une dynamique sociale et culturelle. Il est une autre manière de garder une emprise sur le discours de l’interlocuteur, sciemment ou non, et il est pratiqué par un féminisme TM excluant. Entre autres minorités exclues, le meilleur exemple est la parole des trans systématiquement silenciée.
Oui, le tone policing peut être une pratique d’un groupe ou d’un mouvement, dès lors que ce dernier choisit de nier et de discriminer l’identité et le vécu d’une catégorie d’individus. La transphobie, l’islamophobie et le racisme évidents de féministes de références, tolérés çà et là par des féministes en est la preuve. Et pourtant, devant ces paroles libérées et cautionnées en silence – tiens, donc – on demande toujours aux discriminées d’être poli(e)s et civilisées.
En conclusion…
Si seulement le tone policing n’était qu’une affaire de courtoisie ! Mais la réalité est là: les oppressions alimentées à base de discours dominants, construisent un imaginaire collectif tronqué dont les paroles des groupes minoritaires sont victimes. De ce fait, le tone policing n’est qu’un outil parmi tant d’autres dans la politique de respectabilité et la maîtrise des oppressions d’autrui : en choisissant la narration des oppressions, on contrôle les espaces d’expressions des minorités silenciées, leurs représentations, leurs droits, etc. Ces mêmes discours oppressifs choisissent le portrait de la victime, qu’il s’agisse de la minimiser ou de la fantasmer.
L’ignorance de ces fameuses WAF (Woman Against Feminism) perpétue ces discours oppressifs, en se basant sur leurs expériences et leurs privilèg(e)s (rappelons l’argument phare est “je n’ai pas besoin du féminisme parce que) pour définir l’utilité du féminisme. C’est de la condescendance et de l’égotrip pur et dur, avant même d’être une critique du/des féminisme(s).
Pour aller plus loin :
“Frantz Fanon, Lafcadio Hearn et la supercherie de « Mayotte Capécia » et surtout ici
PRIVILÈGE BLANC ET CIRCULATION INÉGALITAIRE DE LA PAROLE
Eradication programmée : Premier Acte, Second Acte.(sur la transphobie)
La tyrannie de la respectabilité par MsDreydful
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