Réflexion 6:"T'es pas vraiment noir(e)", bounty ou la plaie du colorisme.

J’ai toujours détesté le mot “bounty”. Parfois, on en riait avec un ami métis quand nous étions au collège. “Toi, t’es une bounty Mrs.Roots!“”Aah non! Dis pas ça !“. Bounty est un mot péjoratif faisant référence à la barre de chocolat, qui désigne le fait d’être “blanc à l’intérieur” quand on est noir. Il y a des déclinaisons selon les couleurs de peau, d’autres groupes non-blancs ont des mots similaires (mais je ne me souviens plus précisément lesquels). Le fait d’être “blanc à l’intérieur” désigne le fait de détenir une culture occidentale tout en étant non-blanc. C’est une remarque cinglante sur le fait de ne pas “être vraiment noir(e)” selon certaines activités, une remarque dite par des blancs comme non-blancs. Je sais qu’au cours de mes études supérieures et que, du fait de mon intérêt pour la littérature, j’ai déjà entendu le terme “bounty” à mon propos. Et plus j’y pense, plus le terme en lui-même est à la croisée de plusieurs axes tels que le classisme, le racisme et le colorisme.

1) “Bounty”, la plaie intracommunautaire.

Là où une personne blanche dirait “bounty” comme la non-conformité à des clichés du Noir (“tu sais pas danser ?! t’es pas une vraie noire!” ou encore “t’as pas vraiment noire quoi”), le terme peut avoir d’autres implications dans un cadre intra-communautaire. Je me concentrerais ici sur ce second cas. Dans les innombrables raisons de divisions entre les communautés africaines et les communautés antillaises, les Antillais sont souvent affublés de cette appellation, car ils sont les “Noirs de l’Europe” comme disait Fanon, issus d’une assimilation historique suite à l’esclavage. Pierre angulaire des conflits entre communautés afro’, le terme “bounty” est une manière réductrice de définir les identités caribéennes qui, au fil des siècles, ont assimilé une culture occidentale. Les motivations de ce conflit sont également multiples, tant par les complexes d’infériorité ou de supériorité qui les sous-tendent. A mes yeux, c’est une vision réductrice qui nie la diversité des cultures caribéennes et un moyen de les minimiser. C’est l’éternelle histoire du Caribéen qui ne se dit pas africain : indubitablement, sa parole est entendue comme un rejet de la terre d’origine en faveur de l’Occident. Cela peut être le cas, puisqu’il y a parfois cette volonté de se distinguer des Africains dans cette stigmatisation des Noirs comme étant forcément immigrés, mais cela peut être aussi l’affirmation d’une identité caribéenne qui s’est fondée sur le métissage de plusieurs cultures. On peut très bien être conscient de l’assimilation et de l’histoire des Antilles ET revendiquer une identité caribéenne. Même chose pour les métisses en général, présentés comme n’étant pas de “vrais noirs”, du fait d’un colorisme latent (être clair de peau, c’est être plus proche des modèles de beauté blancs et occidentaux). Le colorisme est le socle d’un racisme intra-communautaire – qui est une déclinaison du racisme “général”. Et, quand on y regarde de plus près, le terme “bounty” induit un classisme et une cristallisation raciste.

2) La culture : une affaire de blancs, alors ?

 

Le caractère racial de la culture occidentale comme étant une culture dite “blanche” est le résultat des différentes assimilations forcées que furent l’esclavage et la colonisation, soit le revers d’un racisme historique et systémique.

En fait je pense que ce terme est aussi utilisé pour nier un aspect important du colonialisme : le fait que la “culture blanche”  s’est implantée absolument partout et est devenue une norme qui n’est pas politisée de la même manière que les cultures absorbées par celle-ci. Du coup on a le “tu aimes la culture blanche DONC t’es pas une PoC” quand bien même: 1) à l’origine cette culture nous a été imposée et 2) cette “culture blanche” n’est même pas vraiment une culture blanche tant elle a assimilé des cultures extérieures (le rock, de base = noir, le jazz aussi, bcp d’éléments dits “blancs” sont en fait des appropriations culturelles). En gros le mot bounty c’est aussi bien pratique pour ne pas avoir à considérer le colonialisme & la suprématie blanche. Par @lasalegarce

Clairement, le pendant classiste et raciste du mot bounty (et de toute autre déclinaison quelque soit le groupe ethnique visé) est dans cette idée qu’un certain patrimoine culturel ne concernerait pas les non-blancs, au point de nier les appropriations culturelles (comme le rock, qui est issue des communautés afro-américaines. Eh oui, Elvis n’a rien inventé…). Ce terme perpétue les clichés classistes et racistes et finalement encourage une stigmatisation des racisés comme s’ils avaient un “capital culturel” prédéfini. D’une certaine manière, c’est justifier une infériorité raciste en estimant qu’être cultivé et racisé est contraire.

EDIT : Je reprends ce très juste commentaire pour approfondir un aspect que je n’ai pas énoncé plus haut.

“Mon seul soucis, c’est peut-être de ne pas avoir trop insisté sur le fait que traiter de bounty c’est AUSSI en réponse à des propos reflétant du mépris de classe. Sont aussi traités de bountys donc, les noirs méprisants qui se plaisent à chier constamment sur ceux des noirs qui vivent dans les quartiers populaires. Donc l’accusation de bountycité n’est pas toujours “classiste”, mais elle est aussi une réponse au mépris de classe.” Nègre Inverti.

C’est, en effet, un autre aspect du terme bounty qui pour le coup s’adresse à une élite non-blanche faisant preuve de mépris vis-à-vis des classes populaires non-blanches. A mes yeux, il y a deux dynamiques à cela :

  • La promotion du non-blanc d’exception : on peut aisément se souvenir de cet article sur “l’élite noire” en France qui promouvait davantage un discours méritocrate (“regardez comme ils ont réussi, tout seuls, comme des grands !” + les portraits qualifiés d’apolitiques, histoire de dépolitiser le tout “discrimination à l’embauche ? JA-MAIS”) qu’autre chose. “Il faut juste se donner les moyens d’y arriver”, dois-je vraiment dire pourquoi ce genre de discours est problématique ? Faire la promotion d’un tel discours c’est nier les réalités des classes populaires et baigner dans un certain paternalisme classiste.
  • Le rabaissement de la/les culture(s) populaire(s) et étrangère(s): ce même discours entrecroise à nouveau racisme et classisme dans cette connotation des cultures populaires et étrangères comme des cultures de seconde zone, tant par la diabolisation des “capitaux culturels” (il sera toujours mieux vu de parler anglais et français, plutôt que le lingala/le turc/etc et français) que dans le dénigrement d’une culture populaire dite “ghetto” et autres (note: pas étonnant donc que le rap, médium souvent dénonçant ces oppressions croisées soit stigmatisé encore aujourd’hui. Mais ça, ce serait un autre sujet, haha).

De ce fait, il y a un autre paradoxe assez parlant : la reprise des codes esthétiques des dominants (être clair de peau, avoir les cheveux, style vestimentaire) est encouragée, là où la reprise des codes culturels subit une résistance. Je pense que c’est l’éternelle complexité de l’assimilation: cet espoir de pouvoir conserver sa culture mixte tout en adoptant les codes apparents d’une société, et inversement, cet espoir de pouvoir conserver sa culture mixte tout en subissant une stigmatisation due à ces codes apparents. Un entre-deux trop familier…

3) Européens et diversité : et nous, alors ?

Ce qui me gêne profondément avec ce terme, c’est que non seulement être racisé serait synonyme d’une culture prédéfinie et limitée, mais en plus cela nie la diversité des identités européennes. Ce terme est le résidu de l’idée préconçue qu’on ne peut être occidental et racisé, et se cantonne finalement à cet imaginaire raciste où les racisés n’auraient pas leur place en Europe mais dans leurs pays d’origine.  Il y a une non-légitimité stigmatisante, tant dans le fait de ne pas “être assez noir/etc” que de ne pas être “vraiment” Européen.  Au final, j’ai la sensation que notre génération multiculturelle demeure dans cet entre-deux toxique où ce que nous sommes doit toujours être justifié. Alors, je me demande: à  force de sous-évaluer les identités comme des résidus de cases prédéfinies, à force de démembrer des identités multiculturelles pour une autopsie stigmatisante, ne participons-nous pas au maintien d’une grille de lecture uniquement raciale là où nous voudrions être considérés comme des humains ? Je me demande.

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