Née en 1931, Toni Morrison a marqué le monde littéraire par ses œuvres, restituant à une littérature américaine blanche une partie de son histoire, souvent tronquée. Là où d’autres relatent l’esclavage, elle a voué son travail à la contemplation de ces stigmates laissés sur des communautés noires miséreuses et discriminées durant des siècles, avec une justesse qui évacue tout jugement binaire. En effet, son regard est d’autant plus précieux qu’il nous apprend que la stigmatisation n’a pas de couleur, elle peut être inconsciente, sous-estimée et perfide.
Ainsi, dans un univers où la couleur noire développe une aura, elle devient le socle de tares universelles comme la violence, le sexisme, le racisme. Des figures récurrentes se dessinent et, parmi elles, celle de la femme se distingue notamment dans Sula et L’oeil le plus bleu. J’ai également choisi Tar Baby, qui rend compte d’un apysage caribéen et relève d’autres thèmes emblématiques.
TAR BABY
Dans ce roman, on suit la vie d’un couple de retraités blancs vivant leurs beaux jours sur une île des Antilles, faisant tourner leur hôtel. Voilà des années que le couple entretient une relation amicale avec le personnel Antillais de la maison, au point d’avoir offert une éducation luxueuse à la nièce de la cuisinière. Mais le quotidien de la maison se retrouve troublé le jour où un vagabond pauvre et à la peau très foncée fait irruption dans la chambre de l’hôtesse. Ce qui relève de l’incident mineure va prendre une tournure tout autre quand ce dernier va s’éprendre de la jeune chabine à l’éducation prisée, au point de bouleverser les rapports entre les occupants des lieux.
La manière dont bascule le sort de la maison est comme un vernis que l’on regarde doucement, mais sûrement, s’écailler : on voit que l’acte de bonté du couple propriétaire de l’hôtel se transforme en dette quand l’allégeance de la cuisinière s’écroule, on voit que le mépris entre couleur de peau foncée et couleur de peau claire est sclérosée par une mentalité raciste ingérée malgré les protagonistes, on découvre que malgré l’inimitié entre la cuisinière et la propriétaire, leur statut de femme est ce qui les soudent face à une indépendance impossible…etc. Le vagabond devient le noyau qui démonte une mascarade sociale, nous montrant du doigt les rouages inattendus de cette île isolée. Seul bémol, la fin laisse pantois, elle est sujette à plusieurs interprétations.
Pourquoi lire Tar Baby ? Entre humour cynique et vérité dérangeante, Morrison dépeint les rivalités entre les diasporas, dénonce la nature servile qui sous-tend les rapports de force dans le cadre professionnel entre Noirs et Blancs, souligne le caractère dangereux du colorisme et comment une connotation raciale obtient indubitablement une connotation sociale dans la passion que vont entretenir le vagabond et la jeune femme.
SULA
(Cette critique a été publiée pour la version papier du magazine “Just Follow Me”, voici quelques extraits. Pour lire plus de mes critiques rédigées sur leur site, rendez-vous ici. )
Plus que la rencontre d’un personnage, Sula nous fait découvrir le quotidien d’un petit village de campagne d’une communauté noire, où l’ignorance côtoie la religion et le bonheur des choses simples. Les familles n’ont de limites que celles que les mères donnent ; comme Eva, cette grand-mère unijambiste de Sula qui accueille tous les enfants abandonnés ou lésés du voisinage. A l’inverse, on trouve également de petits ménages intimistes comme celui d’Helen, mère de Nel, qui tient la maison en attendant le retour de son mari pêcheur.
A travers l’amitié de ces deux petites filles, Sula et Nel, Toni Morrison nous ouvre les yeux sur le fardeau d’être une femme noire. L’être, c’est être en bas de l’échelle sociale, sous l’homme noir. Lorsque Nel, enfant, voit sa mère sourire béatement au contrôleur d’un train après que celui-ci l’est traité avec mépris ; dans ce sourire, ce petit fragment où sa mère, femme noire, ne peut que courber l’échine, Nel comprendra la place qu’elle tiendra dans cette société. […]
Pourquoi lire Sula ? « Tu ne peux pas tout faire. T’es une femme et une femme noire en plus de ça. Tu ne peux pas vivre comme un homme. » En dénonçant l’obscurantisme, Toni Morrison nous révèle une vérité douloureuse. Nous nous condamnons en nous rendant juges des mœurs en vigueur. Sula n’est “pécheresse” que parce que nous choisissons de la nommer ainsi. Elle échappe à la femme romancée que l’on veut noble, celle que l’on veut entendre justifier sa sexualité par des sentiments. Elle nous irrite par son insouciance, nous afflige par son flegme outrancier face aux murmures colportés, nous fascine par sa quintessence de femme libre.
L’oeil le plus bleu
Une petite fille noire laide qui rêve d’avoir les yeux bleus, convaincue qu’elle serait aimée davantage et plus jolie. Derrière ce souhait d’enfant, Morrison nous dépeint un paysage de misère sociale à travers le regard d’un enfant : comment évoluer en tant que femme noire à cette époque ? comment peut-on s’aimer et s’accepter dans une société régie par la ségrégation raciale et la suprématie blanche ? Loin de se concentrer sur le sort d’un individu, Morrison dénonce une réalité violente et laide jusque dans les actes abominables et les évènements douloureux de cette petite fille. Si ce n’est pas la compassion qui nous prend à la gorge, c’est un sentiment d’injustice latent et frustrant qui nous plonge dans cette Amérique des années 30-40.
Pourquoi lire ce livre ? Parce que ce premier roman est, à mon sens, le noyau de l’univers de Toni Morrison. De la servante noire dans un ménage blanc à l’homme noir au chômage, en passant par la jeunesse afro-américaine, l’auteure articule toutes les laideurs sociales que l’on n’ose à peine abordé aujourd’hui, en 2014. La lecture de ce livre est une vraie incision dans notre imaginaire, et, si l’on ouvre les yeux, on verra ces résidus dans notre société actuelle, et comment l’effacement de ces inégalités sociales constamment minimisées et invisibilisées, vise la perennité de celles-ci, sous d’autres formes. Ainsi parle-t-on d’un “retour” du racisme/sexisme, quand on refuse de voir ses fondations…
Quelques pistes pour saisir son oeuvre :
– Le travail sur le long terme de Morrison est très riche pour ce qui est de la mettre en rapport avec le mouvement Black feminism, à l’origine du concept de l’intersectionnalité. Morrison est une amie proche d’Angela Davis et Maya Angealou, ce n’est donc pas un hasard si l’on devine une empreinte féministe dans son analyse… bien que l’auteure s’en défende.
– Son travail est également une prise à partie littéraire face à la blanchité de la littérature occidentale : en effet, Morrison a longtemps été interrogée sur son refus de faire des personnages blancs les personnages principaux, mais aurait-on poser la question dans le cas inverse ? Le paysage littéraire de Morrison est sensiblement une représentation d’une minorité effacée ou réduite au second plan dans la littérature moderne, quand il n’est pas question de l’esclavage.
– La figure de l’homme noir est plurielle dans ses oeuvres, mais elle est toujours mise en opposition de celle de la femme : la femme noire et l’homme noir n’ont pas les mêmes chances dans leur émancipation et la réalisation de leur indépendance, et l’effacement des femmes noires en vue de la reconnaissance des hommes noirs est encore l’objet d’un sexisme moderne, que dénonce le black feminism d’aujourd’hui, un autre pan de l’intersectionnalité qui, on le rappelle, avait pour lieu de montrer les corrélations entre les discriminations liées à la race et au féminisme.
Voilà, j’espère que ce panorama synthétique vous aura appris ce qu’est l’univers de Toni Morrison, ces trois oeuvres sont une sélection bien minime mais couvrent l’ensemble de ses thématiques.