Cela fait un moment que je réfléchis à cette série d’articles, et ses composantes. Beaucoup d’articles du côté US traitent du “self care” des femmes noires, permettant à chaque femme noire conscientisée de se ressourcer et d’élaborer des stratégies de résistances dans la société. Se préserver, prendre soin de soi face à l’intersection de plusieurs violences, développer un système de soutien entre ses semblables, le rendre accessible pour éviter l’isolement et le repli… Je n’ai pas trouvé beaucoup d’éléments de ce genre du côté francophone, voire français.
Le hasard a fait que, ayant vu passer çà et là des productions de femmes noires ou des traductions d’ouvrages, j’ai eu envie de faire une série sur le sujet. Parler des conséquences psychiques du racisme et du sexisme sur les femmes noires est encore tabou. Ce sont parfois des considérations que nous avons appris à ne pas relever, étant donné que les femmes noires sont éternellement ramenées au cliché type : on est “agressive, dure, vulgaire, laide”, mais en aucun cas, on ne peut être fragile, ou même parler de dépression.
Qu’il s’agisse de ma propre expérience face au corps médical, ou encore de l'”incroyable force” que l’on nous attribue quand l’on reçoit des insultes misogynes et racistes parce que nous nous exprimons, la manière dont ces attaques ont été minimisées, non pas par leurs auteurs, mais par d’autres qui aiment se penser antiracistes en se couchant le soir, bref, quelque soit la raison que vous choisirez parmi tout cela, c’est un sujet difficile à mettre sur la table pour moi.
Néanmoins, la force et le soutien infaillibles me sont venus de ces mêmes femmes noires, tout aussi fatiguées que moi parfois. Lors d’un pique-nique dans un parc, lors d’une conversation, à travers un article où elles se sont exprimées, toutes ont contribué à leur façon à ce que je me sente mieux. J’ai lu, écouté, puis lu encore.
Alors, il faut bien l’écrire. Voici donc une série de posts intitulée Care et femmes noires, où je m’appuierai sur des travaux et des supports divers. Promis, vu qu’il s’agit de parler de care, l’ambiance ne sera pas aussi pesante dans les prochains articles !
#1 Les Ombres de Malcolm X
TW: validisme, misogynoir, démembrement
Dans ma lecture progressive de Malcolm X, une vie de réinventions de Manning Marable, deux figures m’ont inspiré ce premier post sur le Care. Ella Collins, demi-soeur de Malcolm, et sa mère, Louise Little. Ce qui transparaît dans ce que décrit cette biographie sont les conditions qui vont les précipiter dans un état psychique fragilisé.
Un premier exemple est sans doute la facilité avec laquelle certaines femmes noires étaient internées :
“Deux décennies après ces événements [plusieurs incarcérations], elle est admise à l’hôpital psychiatrique central du Massachussetts à la suite d’une inculpation pour port d’arme dangereuse. […] Bien que [le directeur du centre psychiatrique] rapporte qu’elle fut “une patiente modèle, tout à fait raisonnable, faisant preveu de finesse d’esprit, d’intelligence et de charme” il note aussi qu’Ella avait un “caractère paranoïaque et qu’en raison du caractère militant de sa personnalité[…] on pouvait la considérer comme dangereuse“. (P.70)
A l’instar de Malcolm, Ella a été sensibilisée au mouvement de Marcus Garvey, prônant un retour en Afrique et une fierté noire. Elle est une des personnes qui va inspirer Malcolm et, au cours de sa vie, elle contribuera de près ou de loin à l’activisme de ce dernier, même quand il décidera de quitter la Nation de l’Islam pour créer son propre mouvement, Organization of African American Unity; et dont elle deviendra présidente après son assassinat.
Je n’ai pas trouvé plus d’informations sur la vie d’Ella Collins durant son internement, mais il me semblait important de citer les raisons énoncées par le corps médical dans son dossier. En somme, on peut d’ores et déjà voir comment les institutions ont pleinement participé à une politique ségrégationniste, en estimant dangereuse cette femme activiste. Pas sûre que les membres du KKK aient eu droit au même traitement *boit son thé*.
Mais le plus triste exemple est sans doute celui de Louise Little. Après l’assassinat raciste et immonde du père de Malcolm X – ce dernier a été battu et jeté sous un tramway -, Louise Little se retrouve seule avec ses sept enfants. Si l’administration de l’époque accorde une aide très minime à la mère de famille, cette aide se solde par un contrôle constant du quotidien de la famille par l’administration. Louise va multiplier les petits jobs pour subvenir aux besoins de ses enfants, en quête d’une autonomie qu’elle ne trouvera jamais.
Harcelée et humiliée à plusieurs reprises par le voisinage blanc et par l’assistante sociale, et abandonnée enceinte de son huitième enfant par l’homme qu’elle fréquente après son mari défunt, Louise s’effondre physiquement et mentalement :
“Quelques jours avant Noël, des policiers la trouvent errante pieds nus le long d’une route enneigée, portant son dernier enfant sur la poitrine. Elle semble traumatisée et ne sait pas où elle se trouve.”
A la suite de cet incident, elle sera internée pendant 24 ans.
Si j’ai choisi ces deux femmes dans l’histoire de Malcolm X, c’est parce qu’il me semble important que, dans la conception de care, il y ait une reconnaissance des douleurs et des fragilités subies par les femmes noires, qu’il s’agisse d’un point de vue psychologique ou matériel. Que ce soit par les normes ségrégationnistes ou patriacarles, l’autonomie des femmes noires et leur survie étaient extrêmement difficiles, et les condamnaient souvent à la solitude et à la précarité. La mythologie de l’antiracisme a contribué à minimiser l’impact de l’activisme sur les femmes noires ayant choisi de s’y consacrer et, le plus souvent, a participé à leur effacement dans l’Histoire.
Ainsi peut-on voir Rosa Parks comme la femme du bus, aux dépends de sa carrière et de son implication et ce n’est malheureusement qu’un exemple parmi tant d’autres.
Malcolm, lui-même, a nourri une pensée misogyne en estimant les femmes faibles et fragiles après l’internement de sa mère, et opposait Ella à celle-ci, qu’il estimait plus”forte”(ouais, il était pas parfait, et il n’était pas le seul). Cette hiérarchisation misogyne repose notamment sur des critères virilistes, comme l’expliquait Mirion Malle dans sa BD : par son franc parler et ses activités douteuses (cambriolages, vols, combines) habituellement attribuées aux hommes, Ella méritait donc d’être valorisée pour n’avoir pas sombré et, surtout, pour avoir poursuivi ses ambitions, à l’inverse de Louise Little.
Donc, résumons : si la misogynoir se faisait déjà remarquer au sein des institutions, le validisme institutionnel était une oppression supplémentaire, obstacle supplémentaire à l’autonomie des femmes noires. Et si l’on remonte encore plus loin dans l’Histoire, rappelons déjà qu’en Europe, les femmes noires n’étaient pas considérées comme des “patientes” a priori, mais plus comme des animaux curieux à analyser et à disséquer, comme l’a tristement illustré le sort de Saartjie Baartman, connue sous le nom de Vénus Hottentote.
“Le 1er avril 1815, le rapport du chevalier Geoffroy Saint-Hilaire compare son visage à « un commencement de museau encore plus considérable que celui de l’orang-outang », et « la prodigieuse taille de ses fesses » avec celle des femelles des singes maimon et mandrill à l’occasion de leur menstruation.”
Et pour ceux du fond qui douteraient encore du caractère misogynoiriste derrière le traitement de Saartjie Baartman, on notera la manière dont les scientifiques faisaient une fixette sur des parties précises de son physique et l’animalisation qui allait avec :
“Exhibée, exploitée et humiliée en Angleterre puis en France pour les particularités de son corps, des fesses impressionnantes et les petites lèvres du sexe étirées, Saartjie Baartman fut disséquée et étudiée en 1816 par Cuvier. Puis le moulage de son corps et son squelette furent exposés au musée de l’Homme. Et certains organes conservés dans des bocaux.”source
“Après avoir exécuté un moulage de la dépouille mortelle, son corps est disséqué illégalement6 en public dans le laboratoire d’anatomie du Muséum par Georges Cuvier, zoologiste et chirurgien de Napoléon Bonaparte
(mais qui voilà ?), qui prélève son squelette, son cerveau et tous les organes génitaux qu’il conserve dans des bocaux de formol. Cuvier recherche « un sexe de crapaux »7 dans les organes génitaux de la femme sud–africaine c’est-à-dire un sexe rembourré”. source
Que conclure ?
Bref, historiquement, il a fallu du temps pour que les femmes noires soient considérées sur bien des plans, mais surtout pour que les conséquences des oppressions sur leur état psychique soient reconnues. Et, malheureusement, on ne peut pas dire que ça ait beaucoup changé. Ô joie.
Pour l’heure, cette série de posts ne tend pas à insuffler un peu de décence à ceux qui minimisent cet état de faits, mais s’inscrit davantage dans une démarche de bienveillance : nous tendons à reproduire, nous femmes noires, ce même type de minimisation qui nous est inculqué et qui nous environne au quotidien. Je ne parle pas simplement du mot “victimisaton” jeté à tout va, mais bien de ce manque de considération pour soi, cet état de nous-même qui n’est ni aggressif, ni en colère, ni dur comme le demande le cliché de l’Angry Black Woman.
La reconnaissance ne doit pas attendre l’approbation des autres, mais bien être le fait des femmes noires. Et je sais à quel point il est difficile de s’autoriser à parler de la dépression ou encore à demander de l’aide, car nous héritons de stigmates tels que nous ne pensons pas y avoir droit ou, pire, que ces derniers font de nous des êtres plus faibles. Sauf que, qu’on se le dise, la “dignité de la femme noire” ne vaut pas grand chose quand elle se solde par le mal être.
Heureusement, des moyens ou stratégie de résistance sont de plus en plus développés, outre-atlantique… et en France ! Avec une thèse comparative sur les travaux littéraires d’auteurEs noirEs francophones et anglophones, l’auteure dont je vous parlerai la prochaine fois à étudier les stratégies de résistances.
Et je peux déjà vous le dire : il y aura du Toni Morrison, dedans.
A suivre.