[Trigger Warning/Avertissement : agressions sexuelles, violence, spoile]
Si vous suivez How to get away with murder, vous n’avez pas manqué la scène marquante où l’héroïne se démaquille et se dévêtit de tous ces apparâts pour se révéler à elle-même dans son miroir. Cette scène a énormément tourné sur les réseaux sociaux entre les femmes noires. Mais pourquoi ? En quoi la mise à nu d’une femme noire devant son miroir, ôtant sa perruque, est-ce significatif ?
La beauté noire a toujours été synonyme d’une laideur imposée, à l’opposée des modèles de beauté blancs véhiculés en Occident. Cette condamnation d’une beauté noire qui serait forcément laide, autre, est bien sûr l’une des productions d’un système raciste, notamment dans la représentation coloriste des diasporas noires : une femme métisse sera toujours plus mise en avant, plus acceptable selon les critères de beauté en vigueur, qu’une femme noire à la peau foncée. J’avais déjà abordé le sujet des femmes métisses dans l’article en anglais An inaccurate color, notamment sur le white passing (le fait de pouvoir “passer pour blanc” chez certain(e)s métis(se)s) et l’entre-deux des héroïnes.
C’est la raison pour laquelle je me concentrerai ici sur les femmes noires foncées, dont la couleur de peau et les traits sont constamment érigés comme un marqueur de laideur ou comme le sujet d’une exotisation salvatrice ( devons-nous rappeler cette notion de “parti pris esthétique” que la réalisatrice de Bande de filles a dit récemment ?).
Ce qui est formidable, c’est que des femmes noires (mais pas que) ont autopsié cette “laideur noire” et ses responsables : à travers une sélection de films et de livres, voici une petite rétrospective sur une beauté noire qui nous est difficile à conquérir, par un autre regard que le nôtre. La lecture de Women, race and class d’Angela Davis a accompagné la rédaction de cet article, j’y ferai certainement référence.
1. “J’aurais aimé être blanche”: la femme noire et le white gaze
Dans 12 years a slave, Patsey est une jeune esclave noire. Favorite du maître de plantation qui la harcèle sexuellement, elle subit alors la jalousie destructrice de la femme de l’esclavagiste. Rabaissée, maltraitée et humiliée, le réalisateur Steve McQueen instaure à l’écran cette rivalité obsessionnelle que la maîtresse de plantation soutient : pourquoi une femme noire, qui plus est une esclave, attire son mari ? Le corps noir ne peut être de concurrence avec la femme blanche, et pourtant demeure un fantasme exoticisé par l’homme blanc ; une mouvance qui a nourri un imaginaire occidentale, notamment en littérature avec des figures récurrentes comme la “sauvage” attirante par ses différences ethniques et culturelles et soudainement “valable” et honorable quand elle est convertie au catholicisme après sa rencontre avec un colon (que vous pensiez à Atala de Châteaubriand ou à Pocahontas, c’est bien le même processus).
Mais comment en est-on arrivé aujourd’hui à concevoir une validité de la beauté des femmes noires ? Comment a-t-on instauré l’esthétique de la femme noire à la peau foncée comme valeur par défaut de la laideur ?
En effet, ses traits, la longueur de ses cheveux, la carnation foncé de son teint, tout a été figé de sorte qu’il ne reste aujourd’hui que la mise en avant de femmes noires via un filtre déformant :
- soit il est hyper exoticisant comme l’accueil des actrices de Bande de filles qui a donné lieu à toutes les métaphores exotiques possibles ( comme “silhouette féline” que l’on pouvait lire dans la presse ou encore l’étonnement problématique de beaucoup de spectateurs devant l’existence d’une beauté noire)
- soit il est hyper stigmatisant (la presse qui sous entendait que Viola Davis avait une “beauté peu conventionnelle” du fait de ses traits et de sa couleur de peau).
Si l’on devait esquisser un point d’origine à cela, il est intéressant de se pencher sur l’essai d’Angela Davis qui remonte à l’esclavage : l’auteure explique en effet que l’identité de la femme noire esclave a été traitée comme non genrée ; c’est à dire qu’il n’y avait pas de distinction ou de répartition des tâches entre les esclaves selon leur genre. Les femmes esclaves devaient fournir le même rendement, peu importe leur constitution ou même le fait qu’elle soit enceinte, au point que certaines accouchaient sous les coups de fouet qui leur étaient infligés lors de leurs sanctions. La femme noire n’était donc féminisée que lorsqu’elle avait des enfants (donc vu comme davantage comme une “productrice” d’esclaves) et lorsqu’elle “servait” son maître, victime d’agressions sexuelles comme l’est Patsey.
En conséquence, l’esclavagisme reposant sur le racisme, la construction de la femme noire s’est faite en référence aux personnes blanches, et donc à la femme blanche : un des meilleurs exemples est la honte et le dégoût qu’éprouve la maîtresse de Patsey, non pas seulement parce que son mari lui est infidèle, mais parce qu’il a choisi une esclave pour cela. Soumise à cet harcèlement sexuel du maître et l’acharnement de sa femme, la parole de Patsey en tant que femme noire est niée et annihilée : sa maîtresse refuse d’entendre qu’elle ne veut pas des avances du maître, et le maître refuse d’entendre que son harcèlement ne fait qu’encourager les maltraitances qu’elle subit de la part de sa femme. Il y a notamment cette scène très forte où la maîtresse de maison se met face à Patsey, la contemple un long moment avant de griffer violemment son visage.
De ce fait, la beauté de la femme noire en tant qu’idée globale (donc indépendamment de la diversité qu’elle suppose) est constamment posée en référant face à la beauté blanche. Ce rapport de référence et d’opposition est évidemment soumis à un rapport de force ( beauté noire < beauté blanche), et instaure une valeur de la beauté noire d’un point de vue politique, sociale et économique. Quelques exemples :
- La beauté noire n’est pas rentable : la beauté noire n’est/n’était pas rentable, elle continue d’être traitée comme étant “spéciale”, d’où un marché cosmétique qui se veut “spécialisé” et qui depuis quelques années commence à considérer les femmes noires comme consommatrices. Cette spécialisation répond à une exclusion générale des beautés autres que blanches occidentales, en témoigne notamment les qualificatifs utilisés sur certains produits (oui car seuls les cheveux afros sont “ethniques”, voyez-vous, le reste, c’est la norme). Ce même marché demeure dans une exploitation paradoxale des idéaux de beauté : celui de se rapprocher des modèles de beauté occidentaux blancs, et celui de se rapprocher d’une femme noire naturelle mais toujours aux codes stigmatisants (soit aux cheveux ni trop courts, ni trop crépus, ni à la peau pas trop foncée, loin de Patsey). Ainsi, ce marché propose dans une main des produits éclaircissants et dans l’autre, des produits dits naturels pour peaux noires. Par exemple, les gammes pour peaux noires se multiplient chez les grandes marques, prenant conscience ainsi que le nuancier de couleurs ne s’arrête au teint “hâlé”. Il en est de même avec l’engouement autour du nappy (le retour aux cheveux naturels afro), qui succède à une carence et une stigmatisation de longue date des cheveux naturels, et donne lieu à d’autres batailles de marché, sans pour autant que le cheveu afro ne cesse d’être stigmatisé dans les lieux publics et milieux professionnels.
- La beauté noire n’est pas présentable : cette année, en France, un stewart chez Air France s’est vu mis à pieds pour la seule raison que toutes les coiffures afro qu’il faisait étaient refusées, voire sanctionnées, par ses employeurs; de même outre atlantique où une réglementation des coiffures dans l’armée américaine sanctionnait tout type de nattes ou coiffures afro, ne laissant pour option que le défrisage ou le rasage. La connotation des cheveux afro dans l’espace publique et les milieux professionnels participe à la dévalorisation de la beauté noire, en visant précisément ses caractéristiques physiques et en favorisant ce qui l’en éloigne. Pour celleux qui auraient la mémoire courte, je vous laisse quelques minutes pour vous souvenir du merveilleux accueil qu’Audrey Pulvar avait reçu lorsqu’elle avait arboré son afro.
- La beauté noire n’est pas véritable : si vous aviez encore un doute après le point précédent, non, la beauté noire n’est pas vraiment quelque chose de sérieux, puisqu’elle peut être travestie, donner lieu à des comparaisons dégradantes “pour rire”; en somme, la beauté noire n’existe que dans une caricature car on peut la “porter” tel un costume, de même que l’on dit “porter l’afro”.
Dans la même veine, la beauté noire est aussi, semble-t-il, une expérience sexuelle disposée à satisfaire un regard blanc sur la question, comme c’était le cas pour les esclavagistes : le traitement de la sexualité des femmes noires est souvent dépeint comme l’échappatoire à un monde civilisé par l’acte sexuel, c’est principalement ce qui motive cette fascination pour la femme noire comme emblème de “sauvage”. D’une certaine manière, c’est une beauté sauvage acceptable tant qu’elle reste à la disposition de ceux qui aimeraient l’expérimenter, toujours dans une dimension servile.
De ce fait, la beauté noire, comme idée globale – avec tout ce que cela peut sous-tendre, est définie par un regard blanc et occidental dans l’acquisition de sa dignité. Le refus de cette acquisition est ce qui marque une entrave à l’affirmation de sa féminité : des documentaires comme Dark Skin montraient à quel point des femmes noires foncées peinaient à acquérir une confiance en soi et d’imaginer l’idée qu’elles pouvaient susciter un réel désir, qui ne soit pas motivé par un élan raciste ou classiste, mais bien par la considération de leur être pour ce qu’il est.
Toutefois, l’acquisition de cette dignité est d’autant plus difficile quand celle-ci leur est refusée au sein même des communautés noires, notamment à cause d’une misogynie spécifique : la misogynoire.