Ce samedi 7, j’ai donné une intervention sur le rapport au care et aux femmes noires; lors de la Journée d’Etudes Care et Intersectionnalité à l’Université Paris 8. Vous trouverez ici la version longue de ce qui a été dit – bande de petits chanceux – qui sera publié en trois parties. Je vous invite chaudement à le partager, pour lutter contre la désinformation autour de la santé des femmes noires, et pour que chacune soit consciente de cette oppression particulière, trop peu discutée.
Reine sans nom est le nom d’un personnage de l’auteure antillaise Simone Schwarz Bart, dans son roman Pluie et vent sur Télumée Miracle. Il s’agit d’une vieille femme noire guadeloupéenne, qui va vivre tour à tour la perte d’un enfant, la pauvreté, la violence physique et verbale, le poids d’une époque post-esclavage qui ne suffit pas à effacer les discriminations des guadéloupéens, etc. Elle va suivre les aléas de sa petite-fille Télumée qui, à son tour, va vivre différents malheurs : la pauvreté, la perte d’un proche, la violence conjugale, et bien d’autres.
Ce qui ressort de cette narration est ce cycle que les femmes noires de cette même lignée semblent répété : il se résume à la fois par supporter leurs propres malheurs, mais surtout à porter ceux des autres, et ce avant leurs propres souffrances. Mais qu’en est-il vraiment ? En effet, si l’on remonte à l’esclavage et à la colonisation, on observe déjà la présence de cette mentalité sur la force des femmes noires, non pas d’un point de vue physique mais dans cette capacité à supporter la douleur au bénéfice des autres :
« Il apparut évident aux négriers que la femme africaine, habituée à travailler dans les champs tout en effectuant également une grande variété de tâches domestiques, seraient très utiles dans les plantations » p.58.
« Puisque le négrier considérait la femme noire comme une cuisinière, une nourrice ou une bonne dont il pouvait tirer un bon prix, il était crucial qu’elle soit profondément terrorisée afin qu’elle se soumette passivement à la volonté du maître et de la maîtresse blanches et de leurs enfants. » p.61.
Dans ce cas précis, le « care » recouvre donc l’ensemble de ces tâches qui visent à apporter le soin et le confort, mais surtout des conditions bénéfiques à la santé des dominants. S’interroger sur le care et les femmes noires, c’est donc s’interroger sur la capitalisation du care, s’interroger sur celleux que cette capitalisation exploite et sur celleuux qui en bénéficient. Je me suis donc intéressée à la place des femmes noires en France, dans cette dynamique.
Etant donné la pénurie de documents francophones ou français précis sur la situation des femmes noires, (notamment sur des axes comme l’impact du racisme et de la misogynoir sur elles, le rapport des femmes noires à la gynécologie étant que les instruments médicaux ont été historiquement expérimentés sur celles-ci ,etc), de l’absence de statistiques précis, l’étude du care des femmes noires en France est, pour l’instant, le sujet de travaux isolés, non mutualisés.
Le refus de prendre en compte l’intersection du genre et de la race dans les considérations du care amènent à un abandon systématique des potentielles patientes concernées, ce qui encourt notamment des négligences et des conséquences sur leur care. C’est ce qui constitue un écart flagrant avec ce qui se fait outre-atlantique où ces discussions ne sont pas nouvelles.
Compte tenu de ce contexte, je me suis donc intéressée au discours dominant où l’on fait l’éloge du care que les femmes noires apportent aux autres, alors qu’il subsiste une profonde invisibilisation quand il s’agit de leur en faire bénéficier. Sans prétendre pouvoir balayer un champ aussi vaste que suppose la question du care et des femmes noires en France, j’aborderais trois points principaux:
- la transmission de ce mythe des femmes noires fortes dans l’imaginaire collectif, à travers quelques exemples de la culture de l’image.
- la manière dont la réalité diffère du mythe, en exploitant les femmes noires comme productrices de care pour autrui.
- les systèmes que les femmes noires en France ont mis en œuvre pour pallier ces oppressions et produire du care pour et par elles-mêmes.
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Mythe : Reine sans nom, entre pillier psychologique et communautaire et prédisposition à la souffrance.
Pour comprendre l’impact de l’image de la femme noire comme forte et productrice de care, il nous faut analyser les schémas qui l’entourent. Parler des femmes noires en France suppose prendre en compte les différences culturelles entre ces schémas et leurs contextes, mais aussi les médias auxquels, nous en tant que femmes noires, nous sommes exposées. il s’agit donc ici d’une liste non exhaustive des principales figures de la femme noire que l’on connaît.
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La Femme esclave
La force attribuée aux femmes noires n’est pas une force « positive», il s’agit d’une force stéréotypée qui justifierait la capacité des femmes noires à supporter plus la souffrance que ses congénères. Nous l’avons vu, cette théorie servait d’abord un discours esclavagiste à des fins racistes et capitalistes, permettant notamment de traiter le corps des femmes noires comme un outil de reproduction pour augmenter le nombre d’esclaves sur les plantations.
La série Racines, très populaire et adaptée du best-seller éponyme d’Alex Haley, retrace l’arbre généalogique de l’auteur jusqu’au premier esclave déporté aux Etats-Unis. Cette série a été diffusée en France en 1978 et a mis en image les souffrances subies par les femmes esclaves : de la vente de leurs enfants jusqu’aux tortures destinées à tout esclave, en passant par le viol. Travailleuse au champ, cuisinière, domestique, maîtresse, l’accumulation des tâches contre son gré et des souffrances subies, est aujourd’hui traduite comme une prédisposition na
turelle des femmes noires à supporter. Cela est d’autant plusflagrant avec l’analyse de l’étude de bell hooks qui, dans son essai Ne suis-je pas une femme ?; n’hésite pas à rappeler les postulats sexistes selon lesquels les hommes noirs auraient été les « réelles victimes » de l’esclavage, ce qui est une manière de refuser le statut de victimes aux femmes noires esclaves :
« De manière générale, les chercheur-es ont mis l’accent sur l’impact de l’esclavage sur la conscience masculine noire, défendant l’idée que les hommes noirs, bien plus que les femmes noires [ont souffert et sont allés ] plus loin en affirmant qu’en ne permettant pas aux hommes noirs d’endosser leur statut pratriacal traditionnel, les hommes blancs les ont bel et bien émasculés, les réduisant à un statut efféminé.(…)Suggérer que les hommes noirs étaient déshumanisés par le seul fait de ne pas pouvoir exercer leur rôle patriarcal, c’est insinuer que l’assujettissement des femmes noires était indispensable au développement d’une conscience de soi positive des hommes noirs ».
Il y a donc déjà une résistance à concevoir les attaques faites au care des femmes noires alors que celles-ci ont été assujetties et brisées afin d’en produire pour les dominants. C’était une considération prise en compte dans les maltraitances qui leur étaient infligées dès le début de la traversée, car « Pour que son produit soit vendable, le négrier devait s’assurer qu’aucune domestique noire récalcitrante ne tenterait d’empoisonner une famille, de tuer les enfants, de mettre le feu à la maison, ni de résister d’aucune manière que ce soit. »
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La « Mama »
Ces considérations de la femme noire qui soit bénéfique dans le cadre domestique nous amène à la figure suivante, celle de la « Mama ». Ici, l’illustration parfaite de ce stéréotype dans l’imaginaire collectif d’aujourd’hui est sans aucun doute la « Mama » d’Autant en emporte le vent, un classique du cinéma hollywoodien. Elle se nomme « Mama » (et donc n’a pas de nom), et est la gouvernante de Scarlett avec toutes les caractéristiques racistes liés à son personnage, puisqu’elle parle le petit nègre et s’adresse à ses supérieurs par « Oui, missier », dans la traduction française.
Par l’accumulation de ses tâches, une fois encore, la « Mama » est aussi la nounou et la cuisinière, avec un dévouement caricatural à sa maîtresse Scarlett. Ce stéréotype est bien souvent attribué aux femmes africaines.
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La Femme Potomitan
Dans les Caraïbes, c’est une autre figure qui survient avec la Femme Poto mitan, pillier d’une famille souvent monoparentale et qui serait également prédisposé à supporter les difficultés socio-économiques liées à sa situation, mais aussi l’adultère ou le départ de son compagnon.
Si ces deux dernières figures sont évoquées brièvement, c’est qu’elles héritent de la première figure étudiée. Si l’on reconnaît la caricature sexiste de la prédisposition maternelle des femmes en général à « prendre soin », « s’occuper de », « chérir », il est important de comprendre que l’intersection avec la race suppose que cette prédisposition soit au service des dominants (hommes noirs, hommes blancs comme femmes blanches). La prégnance de ces figures dans le discours dominant est une considération auxquelles les femmes noires aujourd’hui répondent, notamment via des blogs et des forums. On peut citer l’article du blog La Tchipie, intitulé « Moi, Femme antillaise poto mitan, je démissionne de mes fonctions ». L’article dénonce les caractéristiques, voire « devoirs », attribuées à la femme antillaise poto mitan, et réitère le refus de s’y souscrire.
De ce fait, ce mythe reposant sur plusieurs figures stéréotypiques de la femme noire appartiennent à la conscience collective. Il discrédite la légitimité des femmes noires à réclamer les bénéficies du care, sous prétexte qu’elles seraient plus enclines à s’en passer, et plus aptes à se formaliser aux douleurs. Dans le pire des cas, il les conditionne à penser qu’elles n’y ont pas droit, car « elles doivent être fortes » et non « faibles ». Le paradoxe est tel que, quand on observe les catégories professionnelles liées au care, les femmes noires y sont très présentes et y contribuent pour les autres.
On peut donc se demander si le système du care aujourd’hui ne répète pas les rouages où la femme noire ne serait qu’un outil, dans une industrie qui ne la considère pas.
A suivre.