Hey tout le monde !
Three reviews in a roooow ! J’espère que vous allez bien. Ces derniers temps – mois ? – j’ai dû trouver de nouveaux moyens pour gérer plusieurs difficultés personnelles (dont un burn-out bien bien bien carabiné). Même si l’écriture et mon entourage étaient les seules choses qui me permettaient de tenir, il y a des moments où l’on ne tient plus. J’ai dû accepter que je devais mettre tout en pause, et ne rien faire. Pas simplement me reposer, ou mettre en place une routine bien-être, ou je ne sais quoi encore; mais véritablement, ne rien faire. Rester là, avec toute la passivité que cela suppose. Pour quelqu’un comme moi qui considère que chaque minute qui n’est pas mise à profit, est du temps précieux que je ne retrouverai jamais; c’était difficile de l’accepter. Et c’est à ce moment là que je suis tombée sur le livre de Jenny Odell (merci Alok V. Menon pour la reco !).
Artiste et écrivaine, Jenny Odell a écrit ce qui restera dans mon top 3 de mes lectures 2019; “How to do nothing : resisting attention economy”. Je ne sais pas par où commencer, tellement ce livre est riche, et ouvre des pistes de réflexion sur plusieurs plans.
1. Nous, le téléphone et l’économie de l’attention
Le point de départ de Jenny Odell est le suivant : à l’heure où nos existences dans une société capitaliste doivent répondre de plus en plus à des obligations de productivité; notre rapport aux réseaux sociaux encourage cette logique de productivité sur nos temps libres. Est-ce vraiment du temps libre quand nous le consacrons à mesurer et évaluer notre empreinte digitale aux likes, aux retweets et aux reposts ? La gestion de notre existence virtuelle n’est-elle pas une forme de personal branding, et donc l’objet d’une productivité personnelle (dont nous serions certes les patrons; mais pas vraiment… puisque le profit de cette gestion et le temps qu’on y consacre revient surtout à ces mêmes plateformes que nous alimentons) ? C’est, aux vues de cet état des lieux qu’Odell nous montre comment nous faisons toujours quelque chose, et comment “ne rien faire” tend à disparaître, sans qu’on s’en rende compte. Par exemple, on prend des vacances, des congés, pas pour ne rien faire en tant que tel; mais pour mieux revenir au boulot, et assurer la productivité qui nous est demandé. Et durant ces mêmes vacances, il y a la tentation de les rendre instagrammables, ou pire, la peur de “rater quelque chose” sur Twitter. Ainsi, Odell a rédigé ce livre pour dénoncer une économie de l’attention, et mettre en lumière comment ne rien faire aujourd’hui est une acte de résistance.
Là, c’est le moment où certain.e.s vont soupirer, froncer les sourcils et lever les yeux au ciel, en pensant : “encore quelqu’un, un peu hippie qui va nous dire de partir en voyage façon Mange, Prie, Aime; sans adresser ses privilèges – ou nous vendre un livre façon développement personnel sans prendre en compte la réalité du quotidien“. Je sais, car c’étaient les craintes que j’avais en voyant le titre de ce livre, et ce bien, avant de lire la review d’Alok V Menon. Mais, si je vous en parle, c’est évidemment qu’Odell va plus loin que ça : non seulement, elle adresse la question des privilèges et des rapports de domination qui rendent difficiles le fait de ne rien faire; mais elle énumère historiquement les différentes tentatives de communautés (qui se voulaient) anti-systèmes aux USA, et qui ont pullulé dans les années 60 et 70; jusqu’aux doctrines philosophiques de la Grèce antique. L’auteure s’appuie également sur des références artistiques, des happening, et sa propre expérience (ses après-midi passés dans un parc, son amour de l’ornithologie). Je crois que c’est pour ça que j’aime dire que cet essai est perché, tout en étant cohérent, et que c’est ce qui le rend passionnant.
Alors, quoi ? Devons-nous nous couper d’Internet, voire du monde, et partir vivre dans les bois ? Ou y a-t-il une autre alternative ? Comment entre-t-on en résistance face à une société qui est régie par la technologie et les oppressions sociales actuelles ? Avec humilité, Odell répond à chacune de ces questions, tout en se gardant de nous promettre une échappatoire idéale. Elle nous met face à nos contradictions et nous pousse à initier une réflexion sur notre mode de vie; tout en rappelant qu’elle n’est pas mieux que nous.
2. C’est quoi la solution ?
Bah déjà, que ce livre soit traduit, ahem. En anglais, l’essai est assez dense et complexe, faut s’accrocher parfois. Blague à part : pour Odell, il n’y a pas une, mais des solutions. L’une d’elles est l’art. L’art est un espace produit par les humains, créé à un moment T, et offre l’occasion de capter le regard d’autrui hors du téléphone et donc, hors de cette économie de l’attention. Odell conçoit donc l’art comme un espace pouvant hacker cette économie, en forçant les individus à acter leur présent et à se rencontrer dans le réel ; à se regarder.
Une autre solution est l’expression de notre refus : refuser de réagir au premier titre d’article clickbait, au premier tweet, au premier post Facebook, etc… Odell rappelle que le refus n’est pas simplement une forme d’opposition à quelque chose, mais bien une manière de se réapproprier son présent, et donc son attention. Ca peut paraître logique dit comme ça, mais on a tendance à oublier que la plupart des applications d’aujourd’hui font leur chiffre d’affaires sur notre capacité à réagir : c’est ce que montre notamment la très bonne série Dopamine d’Arte, que je vous recommande chaudement (très accessible, et courte ! Merci Economiss pour la reco !). Odell développe son point de vue en s’appuyant également sur des grèves historiques qui ont eu lieu à San Francisco, leur mode d’organisation, etc. Grève, boycott, protestation… D’un point de vue politique, les refus individuels sont le point de départ d’un mouvement de contestation collectif; mais je me suis demandée s’il y avait déjà eu un Black Out massif contre cette économie de l’attention : en gros, un jour/une période où tout le monde se couperait massivement des RS. J’ai trouvé quelques appels d’associations pour réaliser ce Black Out mais pas d’exemples concrets sur sa réalisation, même aux USA.
3. Pourquoi je vous parle de ce livre ?
La raison pour laquelle je parle de ce livre, quitte à sortir de mon répertoire littéraire afro, se résume en deux points.
Tout d’abord, sur un plan très personnel, la réflexion d’Odell m’a confirmé ce que je voulais et m’a fait réfléchir à l’évolution de mon rapport aux réseaux sociaux. J’en parlerais plus en détails sur Patreon; mais j’ai une relation plus stratégique avec mes plateformes qu’auparavant avec un constat : mon blog reste l’espace web le plus sain que je possède, dans cette économie de l’attention. Les productions que j’y poste sont moins en réaction à l’actualité, et plus en adéquation avec ce que je veux politiquement produire et apporter dans mon engagement afroféministe – tout comme les livres que j’écris. Ils ont un but, s’inscrivent dans une démarche que je peux mesurer, évaluer, apprécier et remettre en question dans ma temporalité. Mon présent.
Aussi, si la colère est un outil politique indispensable sur bien des plans; certain.e.s prennent trop l’habitude de consommer la colère et/ou la souffrance des femmes noires sur ces réseaux sociaux, comme une sorte de angry black women porn. Ce n’est pas nouveau, mais je trouve ça de plus en plus en malaisant et anxiogène, ce qui pousse à repenser les espaces où nous pouvons nous exprimer.
Le second point, c’est que la réflexion d’Odell est, à mes yeux, indissociable des discussions sur la charge mentale des femmes noires. Il y a historiquement un horizon d’attente vis-à-vis de ce que les femmes noires doivent produire au sein de leurs foyers, de leurs communautés, de leurs espaces de travail; des milieux militants, etc, etc. De la même manière qu’Odell souligne la difficulté de se détacher politiquement du reste du monde (car la neutralité politique n’existe pas) ; la notion de refus qu’elle prône est une alternative que nous devons considérer. Nous ne pouvons pas être tout le temps dans le faire, nous devons accepter et nous rappeler la nécessité du “rien”, du repos véritable, sans productivité à l’issue de nos moments libres.
Comme d’habitude, la concrétisation de ces espaces de repos et leur viabilité sont des enjeux politiques en soi : comment instaurer ces moments de repos pour chaque femme noire ++; quelque soit sa situation économique, politique et sociale ? Par exemple, si demain j’ai une maison qui est disponible pour que des femmes noires aient ce moment “off”; comment en assurez l’accès à tou.te.s , quelque soit la localisation et les moyens financiers que cela demande ? Comment ce moment “off” est maintenu au sein de la maison; quand des tâches ménagères sont nécessaires ? et qu’il demeure des rapports de force entre les occupant.e.s ? etc, etc. Comme je le disais, Odell offre une piste de réflexion, c’est donc à nous de faire le reste… ou peut-être de ne rien faire ;).
Il y aurait énormément à dire sur ce livre, mais à quoi ça servirait de le raconter à chaque page ? Bref, je pense que j’utiliserais le travail d’Odell pour de prochains articles, c’est sûr. Et si ça vous intéresse, Jenny Odell a fait une conférence d’une heure sur le sujet :
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Merci pour cet article très intéressant !
Bonjour, Merci pour cet article ! Bonne continuation !