Note : je n’ai lu aucune critique du roman avant la rédaction de la mienne, donc c’est possible que ce soit redondant, par rapport à ce qui a été dit.
Pour ne pas me noyer dans le désespoir du titre français “Délivrances”, je suis revenue au basic avec la version originale du dernier Toni Morrison : God Help The Child. La communication du dernier opus avait déjà fait tremblé l’Internet avec la publication du premier chapitre dans le New Yorker. Plume incisive où parler de la race n’est jamais tabou, j’étais curieuse de voir comment la lauréate du Prix Nobel allait nous surprendre encore. C’est vrai quoi ? De l’esclavage à la crise des années 30, en passant par la guerre du Vietnam, on peut dire que Mamie Toni nous a vraiment offert un voyage dans le temps dans la communauté afro-américaine, une palette beaucoup plus dense, comparée à d’autres livres plus crispés.
Avec God Help The Child, Toni Morrison nous ramène à notre époque, en 2015 – une époque contemporaine qui, corrigez-moi si je me trompe, n’était utilisée que dans Tar Baby, et peut-être Home. Toujours dans une narration aux points de vue multiples (Sweetness, la mère de Bride; Bride; son amant, et sa collègue blanche à dreads – pardon je suis nulle avec les noms), l’auteure nous fait suivre d’indices en indices le quotidien de Bride, une femme noire foncée de peau qui a bâti sa ligne de cosmétique et qui, malgré son évidente réussite (respectée par son entourage, autonome financièrement, admirée pour son physique), cherche une réponse à ses frustrations. En effet, après le départ soudain de son amant qui la quitte sur un énigmatique “Tu n’es pas celle que je croyais”, Toni Morrison questionne les non-dits, d’une mère à sa fille, d’une fille à sa mère, d’une femme à son amant, d’un amant à celle-ci, et, surtout, d’une femme à elle-même. Entre secrets de famille, faux semblants, et blessures pudiques, toutes les thématiques se rejoignent autour de la peau noire et du colorisme.
Lire Toni Morrison qui parle du colorisme, est un plaisir que l’on avait déjà trouvé dans Tar Baby, avec le personnage de Son, un homme noir “à la peau bleu nuit”. Qu’il s’agisse des discours coloristes dans les familles noires, de la suprématie blanche qui alimente celui-ci dans l’industrie du cosmétique (entre autres), ou encore du désintérêt publique pour le kidnapping d’enfants noirs, Mamie Toni dit tout. A noter un gros trigger warning pour les meurtres et abus sexuels sur mineurs énoncés dans le roman.
Là encore, il m’a fallu deux-trois jours pour digérer ce roman, avant de savoir ce que j’en avais pensé. C’était dur de sélectionner mais quelques points sortent du lot :
- Bride, une femme noire foncée et puissante : Il faut qu’on parle de Bride. Là où une autre édition américain a pris le parti pris de mettre en couverture une femme noire, je trouve que l’édition illustrée dans cet article n’influence pas le lecteur, de sorte qu’on visualise ce qu’est une peau noire foncée, selon nos termes, nos références et notre passif de femme noire. L’autre chose remarquable est la suivante : une femme noire qui s’est accomplie seule, et qui s’est construite avec ses stigmates, et dont le statut de victime ne la définit pas, ni ne la détermine… MERCI TONI. J’ai beau aimé d’autres oeuvres comme Couleur Pourpre où l’on renvoie constamment Cellie à sa laideur et à sa peau noire foncée, ça fait du bien de voir une femme foncée illustrer dans un autre contexte que la souffrance et l’environnement que lui inflige le monde extérieur. Toni Morrison trouve le parfait équilibre entre parler du colorisme sans transformer cette réalité en une caricature misérabiliste. Comprendre : le personnage évolue. En bien ou en mal, peu importe, mais il évolue. Bride est active, part trouver les réponses qu’elle cherche, sans être surréaliste. J’ai trouvé cela incroyablement relaxant de ne pas la plaindre pour ce qu’elle était, mais bien pour ce qu’elle a enduré à cause du colorisme de notre société, et ça, c’est une grosse différence.
Sur le plan esthétique – il y a énormément de références aux couleurs, au monde du cosmétique dans ce livre, le fait que Bride s’habille constamment en blanc pour faire ressortir son teint, je ne sais pas encore comment le prendre : d’un côté, il est clair qu’il y a une réappropriation de sa peau foncée pour en faire la force de sa beauté – ce bouquin est vraiment une ode à la peau noire foncée, vraiment; et de l’autre, on sent quand même que l’admiration susciter chez les personnes, blanches comme noires, pour cette peau noire a quelque chose de dérangeant. Comme si Bride ne pouvait être sublime qu’en animant un certain exotisme, parce qu’elle assume la mise en valeur de son teint. Mais cette mise en valeur n’a-t-elle pas pour but de la rendre plus appréciable ? C’est tout l’objet du bouquin.
“[sa chevelure était] Comme un million de papillons noirs posés sur sa tête” - Un amour entre femme et homme noir : là encore, c’est rare de voir s’illustrer un couple noir contemporain dans un roman. Je n’aurais pas pensé que Toni Morrison nous ouvrirait une histoire d’amour très subtile et très honnête. Et j’aime l’idée que ce ne soit pas embelli, mais que leurs parcours illustrent l’ampleur du racisme systémique, en général.
- Sweetness, une mère imparfaite ou un environnement imparfait : là encore, difficile de prendre du recul sur le personnage de Sweetness, principale responsable des stigmates de sa fille, mais qui illustre également les problèmes rencontrés lorsqu’en tant que personne noire, on élève des enfants noirs dans cette société. La fin est particulièrement intéressante, tel un cycle qui se répète, et assez ironique puisque Toni Morrison nous rappelle que nous serons amenés à rencontrer les mêmes difficultés : élever des noirs dans une suprématie blanche.
“God Help The Child”, c’est pour qui ?
- Pour les femmes noires, qui sont fatiguées de ne pas avoir droit à une héroïne qui leur ressemble, sans être lissée – à noter que les âmes sensibles doivent s’abstenir.
- Pour celleux qui sont découragé par des romans de Toni Morrison prenant place dans le passé, et préféreraient du contemporain.
- Pour celleux qui ont vu leur moral plombé par “Home”, veulent lire du Toni un peu moins cynique, et un peu plus léger.
Et parce que je vous kiffe, je vous laisse avec la lecture de Toni Morrison d’un passage de son roman. De rien.