La colère selon : Audre Lorde

Ça cogite cette année !

Souvenez-vous, il y a deux ans, j’écrivais sur comment j’arrivais à gérer sa colère. Les années sont passées, et même si je vois un peu le chemin parcouru depuis le début de ce blog, la colère est toujours quelque chose que je dois gérer différemment. C’est une cohabitation compliquée, un peu comme une coloc dont on se passerait bien mais à laquelle on s’est habituée avec le temps. Ma colère est un peu ce curseur qui me rassure sur mes convictions et qui me rappelle là où nous en sommes. Elle est personnelle et politique, à la fois issue du présent et héritée du passé.

L’autre jour, je me suis posée dans mon canapé pour visionner le spectacle Nanette d’Hannah Gadsby. Le succès de ce one woman show n’était pas passée inaperçu, mais j’avais préféré attendre avant de me lancer dans son visionnage. J’ai du mal à dire que j’ai “aimé” ce spectacle, car ce serait, à mon sens, ignorer toute la portée politique de ce show : Gadsby a rompu le pacte du divertissement, a contré les attentes des spectateurs et spectatrices venues la voir dans une démarche bien précise; elle a refusé de leur donner satisfaction pour réinvestir un espace sur scène où sa colère prend place. Elle a rompu avec la fiction, la comédie, la scénographie, éliminer toute possibilité de réappropriation par un individu dominant pour faire prévaloir uniquement sa voix. Je n’ai pas pleuré devant ce show parce que j’étais émue, mais parce que c’était la première fois que je voyais une colère très proche de la mienne sur un espace publique, détruire le cadre dans lequel il s’exprimait pour mobiliser un espace pour en faire réellement un espace à lui. Et c’est très certainement pourquoi ce show m’a semblé politiquement et émotionnellement éprouvant.

J’ai ensuite cherché à savoir si cette colère avait été prise sur le vif par l’enregistrement du spectacle par l’équipe de Netflix, mais non : Gadsby a répété soir après soir pendant des mois, le même exercice; la même rupture, le même dévoilement, en crescendo… Bref, je me suis beaucoup interrogée sur la raison pour laquelle ce show m’avait touchée de cette manière, et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’explorer la colère à travers une série d’articles, “La colère selon :…”, afin de rendre accessible à mes sistah des extraits de féministes noires ayant abordé cette question, et l’écho qu’il peut y avoir aujourd’hui. Les choix des extraits sont tout à fait personnels, c’est pourquoi je vous invite à consulter les textes dans leur intégralité.

C’était aussi pour cela que je tenais à commencer cette série d’articles avec une féministe lesbienne aujourd’hui.

 

“La peur de ma colère ne m’a rien appris. Votre peur de cette colère ne vous apprendra rien, à vous non plus”
Audre Lorde

 

Extraits de « De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme », 137-138.

« Ma colère est une réponse aux attitudes racistes, aux actes et aux présomptions engendrés par de telles attitudes. Si vos relations avec d’autres femmes reflètent ces attitudes, alors ma colère et les peurs qu’elle fait naître en vous sont des projecteurs qui peuvent être utilisés pour grandir, de la même manière que j’ai appris à exprimer ma colère, pour ma propre croissance. »

“Aux femmes blanches ici présentes pour qui ces comportements sont familiers, mais plus que tout, à toutes mes soeurs de Couleur qui vivent et survivent à des milliers de confrontations de cette sorte – à mes soeurs de Couleur qui, comme moi, tremblent de colère sous le joug de l’exploitation, ou qui parfois jugent l’expression de notre colère inutile et destructrice (les deux accusations les plus fréquentes), je veux parler de la colère, de ma colère, et de ce que m’ont appris mes voyages à travers ses empires.”
“Toutes les femmes qui veulent réellement un débat sur le racisme doivent reconnaître et utiliser la colère. Parce qu’elle est vitale, cette discussion doit être franche et créative. Nous ne pouvons à aucun prix laisser notre peur de la colère nous détourner, ou nous séduire et nous amener à accepter moins que la difficile tâche de rechercher l’honnêteté ; nous devons prendre très au sérieux le choix de ce sujet et les colères qu’il contient car, soyons certaines que nos adversaires sont très sérieux dans leur haine envers nous et envers ce que nous essayons d’accomplir ici.(…)
La colère est une réaction appropriée face aux comportements racistes, comme l’est la fureur lorsque les actes issus de tels comportements ne changent pas. Aux femmes ici présentes qui craignent plus la colère des femmes de Couleur que leurs propres comportements racistes intériorisés, je demande : est-ce que la colère des femmes de Couleur est plus menaçante que cette haine des femmes qui imprègne tous les aspects de nos vies ?(…)
“Les colères entre femmes ne nous tueront pas si nous savons les formuler avec précision, si nous écoutons le contenu de ce qui est dit avec au moins autant d’intensité que nous mettons à nous protéger de la façon don’t cela est dit. Quand nous nous détournons de la colère, nous nous détournons de perceptions nouvelles, affirmant ainsi que nous acceptons les schémas préétablis, des schémas dont la familiarité nous est mortelle et sécurisante. J’ai essayé d’apprendre en quoi ma colère m’est utile, autant que ses limites.”
“Tourner le dos à la colère des femmes Noires, avec l’excuse ou le prétexte d’être intimidée, ne donne aucune force à quiconque – c’est uniquement une autre façon de préserver les oeillères raciales, le pouvoir des privilèges établis, intouchables, intacts. La culpabilité n’est qu’une autre façon de nous traiter en objet. On demande toujours aux peuples opprimés de tendre un peu plus la joue, de construire un pont entre aveuglement et humanité. On attend des femmes Noires qu’elles mettent leur colère au service exclusif du salut des autres, ou de leur information. Mais cette époque est révolue. Ma colère m’a été douloureuse, mais elle m’a aussi permis de survivre ; et avant de m’en défaire, je vais m’assurer que sur le chemin de la clarté, il existe au moins quelque chose d’aussi puissant pour la remplacer.”

“Quelle femme ici est si amoureuse de sa propre oppression au point qu’elle n’est plus capable de voir l’empreinte de son propre talon sur le visage d’une autre femme ? Quelle femme ici utilise sa propre oppression comme ticket d’entrée au rang des justes, loin des vents glacials de l’examen de conscience ?”

Je suis une lesbienne de Couleur dont les enfants mangent régulièrement à leur faim parce que je travaille à l’université. Si leurs ventres pleins me font oublier mes points communs avec une femme de Couleur dont les enfants n’ont rien à manger parce qJe suis une lesbienne de Couleur dont les enfants mangent régulièrement à leur faim parce que je travaille à l’université. Si leurs ventres pleins me font oublier mes points communs avec une femme de Couleur dont les enfants n’ont rien à manger parce qu’elle ne peut pas trouver de travail, ou qui n’a pas d’enfant parce que les avortements clandestins et la stérilisation ont bousillé ses organes génitaux ; si j’oublie la lesbienne qui choisit de ne pas avoir d’enfant, la femme qui reste dans le placard parce que sa communauté homophobe est son seul point d’ancrage, la femme qui choisit le silence plutôt qu’une autre forme de mort, la femme qui est terrifiée que ma colère ne déclenche la sienne ; si je manque de reconnaître toutes ces femmes comme d’autres facettes de moi-même, non seulement je participe à l’oppression de chacune d’entre elles, mais je participe aussi à la mienne ; et la colère qui se dresse entre nous doit être utilisée pour nous éclairer et nous renforcer mutuellement, et non pour fuir sous couvert de culpabilité ou pour creuser d’autres fossés. Je ne suis pas libre tant qu’une femme reste prisonnière, même si ses chaînes sont très. différentes des miennes. Et aussi longtemps qu’une personne de Couleur restera enchaînée, je ne serai pas libre. Ni aucune d’entre vous.”

L’intégralité du texte est disponible ici.

Quel écho aujourd’hui ?

Voici quelques réflexions inspirées par les citations d’Audre Lorde.
  • Je pense sincèrement que dans le cas de l’afroféminisme français, la colère a été salvatrice et créatrice, qu’elle a permis des émulations, mais que l’exprimer vis-à-vis d’autrui (c’est à dire toutes les personnes n’étant pas des femmes noires), nous n’avons pas eu – et peut-être fuyons-nous – nos colères au sein de notre sororité; celles qui montrent les laissées à la périphérie d’une lutte que nous voulons communes, et qui semblent parfois les exclues d’un agenda (je pense notamment au colorisme, à l’handicap, aux violences lgbtqi-phobes, à la séropositivité, etc…). Toutefois, de la même manière que des collectifs se sont crées pour répondre à certains insuffisances, peut-être manque-t-il encore trop d’espaces de rencontre et de débats entre nous. La colère n’est pas un îlot détaché du reste, elle est en réaction à des interactions, et il semble nécessaire d’affronter celles-ci, car elles font aussi parties de cette même sororité politique qui reste à construire.
  • Je crois qu’on ne peut pas aborder la colère sans la question de nos divergences de temporalité : c’est-à-dire que nous n’avons pas toutes les mêmes priorités aujourd’hui, mais encore faudrait-il les verbaliser entre nous, et en dehors de la région parisienne, peut-être ?
  • De la même manière que la colère des femmes noires est stéréotypé par le regard dominant, j’ai la sensation qu’il y a une dérive vis-à-vis d’une “performance de la colère” : une sorte de colère attendue, qui marquerait la sincérité d’un engagement politique sur la place publique, comme le curseur d’une réelle implication militante. Quand Audre Lorde parle de colère sérieuse, je ne vois pas cela comme une remarque moralisatrice mais plutôt comme une responsabilisation vis-à-vis de nos colères si on les veut être utiles dans un contexte politique (par exemple, combien de clash Twitter type les Antilles vs l’Afrique se traduisent en une réelle discussion collective à un moment T ? qui serait réellement prêt.e.s à y assister dans le but de construire une alliance panafricaine ?…)
  • La colère, au-delà de sa capacité à nous libérer, permet aussi un examen de soi, de ses privilèges et de la manière dont nous perpétuons les oppressions d’autrui. La considérer uniquement dans ce qu’elle apporte, et non dans ce qu’elle nous apprend, peut finir par nous conforter dans notre rôle d’oppresseur.e, faisant prévaloir nos sentiments sur d’autres minorisées. D’une certaine manière, elle reste l’un des leviers d’une lutte globale qui se voudrait organiser, et qui se voudrait être le résultat de ces remises en question.
  • Je recommande également le texte « Les yeux dans les yeux : Femmes Noires, haine et colère », spécifique à la colère entre femmes noires.
D’ici le prochain post, n’hésitez pas à commenter et à partager vos réflexions!

2 thoughts on “La colère selon : Audre Lorde

  1. Super article. Merci d’amorcer cette réflexion sur la colère qui habite nombreuses femmes noires qu’elles en ai conscience ou pas. L’analyse, l’introspection est nécessaire pour identifier le point commun entre les colères et établir une connexion entre toutes les femmes afrodescendantes et en finir avec des clashs, Antilles/Afrique. Merci de participer à l’emergence d’un afropéen “éclairé”…

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