L’illusion du “signalement” ou la gangrène des réseaux sociaux

Beaucoup de femmes noires comme moi-même ont eu le plaisir de trouver une grande communauté, afroféministes ou non, de soeurs, enclines à échanger sur leurs expériences, leurs corps, leurs projets. Et parmi elles, plusieurs ont été victimes d’harcèlement sur les réseaux sociaux. Au vu de ce constat, d’autres minorités se sont mobilisées pour dénoncer le manque de réactivité de Twitter, réseau social qui se distingue particulièrement par ses interactions aux messages limités, immédiats et difficilement contrôlables dans leur diffusion. Dans l’actualité, plusieurs cas d’harcèlement raciste et sexiste à l’encontre de femmes noires ont fait parler d’eux, qu’il s’agisse de Leslie Jones ou encore les attaques répétées contre Gabourey Sidibe.

En août dernier, cet article résumait la détresse de Twitter face à la modération des abus et trolls quotidiens de ses utilisateurs.trices; détresse confirmée par une enquête de Buzzfeed auprès de certains employés .:

“L‘autre difficulté de Twitter réside dans sa nature même. Il est un réseau social à part. La majorité des publications sont entièrement publiques: une fois un tweet publié, on ne peut pas contrôler son audience ou modérer les réactions, comme on pourrait le faire pour une publication Facebook ou Instagram. Les outils mute et block, promus par Twitter comme des armes efficaces contre le harcèlement, ont de nombreuses limites dans la pratique. Il est impossible de bloquer toutes les personnes malveillantes lorsque l’on reçoit une centaine de tweets violents par heure.”

Autant dire que le bouton “Signaler ce tweet” est plus là pour rassurer la victime que pour provoquer une modération effective. Bien sûr, d’autres réseaux sociaux sont soumis – à juste titre – au même procès. Instagram n’avait pas tardé à jouer le bon élève en présentant fièrement son “nouvel outil” pour lutter contre l’harcèlement : un robot capable de “censurer automatiquement les commentaires agressifs ou dégradants. Les utilisateurs du réseau social ont la possibilité de créer leur propre liste de mots ou bien tout simplement d’utiliser celle fournie par défaut.

Pourtant, à l’heure où Twitter peine à se renouveler et reste un des réseaux sociaux les plus utilisés pour les mobilisations des minorités, il est intéressant de se pencher sur la dynamique derrière les contradictions de Twitter et les solutions alternatives mises en place par certaines victimes. Focus sur le système D de la modération !

  • Réseaux sociaux et cyberactivisme : quand les voix des minorités ne sont plus minorisées.

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J’avais déjà abordé la question du cyberactivisme ici et ici, et notamment du dénigrement autour de ces modes d’organisation des minorités via les réseaux sociaux. #BlackLivesMatter, créé par des activistes noirEs, reste un exemple de mobilisations 2.0 avant d’avoir insufflé IRL des rassemblements en masse sur le terrain US, et ce, tout en développant une visibilité à l’international. Concentrons-nous donc sur la dynamique qui pousse ces minorités à utiliser le Web.

La corrélation entre race et réseaux sociaux n’est pas nouvelle, et a souvent été étudiée notamment par Alondra Nelson. Dans “Technicolor, race, technology and everyday life“, Alondra Nelson réunit plusieurs articles, dont celui de Logan HILL, Beyond Access. Dans cet article, Hill s’intéresse à la manière dont Internet, promu comme l’outil du savoir démocratisé et un espace universel où toutes les voix sont entendues, répondent aux mêmes mécanismes oppressifs en minimisant la visibilité et l’accès des minorités aux plateformes. Comment ? Tout simplement parce que la Sillicon Valley a une majorité de Bryan, mec blanc cis hét valide,etc; et que l’absence de diversité à la racine de ces start-ups assure la reproduction de discriminations systémiques. Il conclut ainsi :

“The racial/ethnic content deficiency has been obvious, but solutions have not. Web content is mainly funded by online sales or advertising, and studies that demonstrate low minority and low-income participation are used as arguments against funding ethnic-specific content, just as they were deployed in radio, film, and television. (…) Atterberry and other racial/ethnic content providers argue that their sites, portals and netwrks are the solutions to low minority participation. Their content is intended to bring in minority computer users to white-dominated online world, turn a profit, and transform the Internet in the process.” 

L’article date pourtant de 2001, et même si Logan HILL axe son papier sur le côté corporate de la Sillicon Valley – en louant les médias communautaires comme BET notamment -, on peut bien sûr déduire par extension que les minorités ont répondu à un manque de représentation en créant leurs propres plateformes, leurs initiaves mais également en apprenant à diffuser leurs discours au plus grand nombre. Lire “privilège blanc” dans un article du Monde en 2016, ça n’existait pas il y a quatre ans, et ce n’est pas les textes académiques qui ont popularisé ces discussions, mais bien l’engouement autour des dénonciations d’un racisme systémique par des individus sur les réseau sociaux, et ce, à plusieurs ocassions.

  • Twitter ; dépassés ou simplement laxiste?

On ne compte plus les célébrités ou anonymes ayant fermé leurs comptes :. Toujours dans l’enquête de Buzzfeed, on comprend très les tenants et aboutissants d’un réseau social qui peine à gérer son statut de “plateforme en faveur de la liberté d’expression” et les réalités de leur recherche de profit :

D’après les témoignages de dix anciens cadres, les lourds antécédents du réseau de micro-blogging en matière d’abus sont marqués par l’inaction et le chaos structurel. Leurs révélations brossent le portrait d’une entreprise qui ne s’est jamais donné les moyens de lutter contre le harcèlement. Muré derrière son engagement indéfectible en faveur de la liberté d’expression et promouvant un produit unique en son genre rendant délicate toute tentative de modération et facilitant le trolling, Twitter a, durant une décennie chaotique marquée par des priorités commerciales changeantes et une certaine confusion institutionnelle, laissé toute la place au harcèlement.

(…)À l’inverse de Facebook ou d’Instagram, qui ont toujours supprimé du contenu et ne se sont jamais positionnés comme les plateformes de la liberté d’expression, Twitter a fait de la protection de ses utilisateurs les plus indésirables une véritable idéologie. Une philosophie qui en a fait le relais privilégié des personnalités les plus controversées du web, de celles qui prennent un malin plaisir à harceler les utilisateurs qui se servent de Twitter à des fins professionnelles. Au printemps dernier, le podcast Just Not Sports a filmé ses fans en train de lire les tweets haineux envoyés aux journalistes sportives Sarah Spain et Julie DiCaro. La vidéo a été vue plus de 3,5 millions de fois sur YouTube. Son message: cette débauche d’insultes est monnaie courante sur Twitter. (…)Presque tous les anciens de Twitter qui ont accepté de parler à BuzzFeed News disent la même chose. «Tout ce truc du “champion de la liberté d’expression dans le parti pour la liberté d’expression”, ce n’est pas un slogan, c’est vraiment profondément ancré dans l’ADN de la boîte», affirme Vivian Schiller, ex-chef des informations à Twitter. «Les gens qui dirigent Twitter… ne sont pas bêtes. Ils savent bien que ce genre de nuisance peut les détruire. Mais comment tracer une ligne? Et où la tracer? Je mets quiconque au défi de trouver une solution imparable. Mais on peut avoir le sentiment que, dans une certaine mesure, tout cela les a empêchés d’agir.»

Alors Twitter serait le produit de PDG charitables et soucieux de la liberté d’expression ? C’est louable. Sauf quand on sait que ce large débat est souvent biaisé : ignorant toujours les rouages d’un système oppressif, Twitter favorise la parole des trolls, puisque celle-ci appartient à un discours oppressif, donc dominant. En l’absence d’une politique de modération à tolérance zéro, les minorités sont d’office perdantes face au Web qui est la porte ouverte à la discrimination décomplexée, et à la radicalisation de ces oppresseurs. L’ironie est telle qu’à l’heure où je vous parle, une journaliste blanche a dénoncé dans un journal de presse réputé la radicalisation des hommes blancs sur les réseaux sociaux… en plagiant mots pour mots les tweets d’une femme noire. Oui, vous avez bien lu.

Bref, un mode d’expression ouvert à tous et où les minorités sont victimes soit de cyber-harcèlement, soit du vol de leurs productions sans aucune possibilité d’être rémunérées. Dans les deux cas, modérer le cyberharcèlement suppose – outre la question philosophique “Où s’arrête la liberté d’expressioooon ?”qui prend toujours soin de piétiner les mêmes sur son passage – perdre des followers qui se sentiraient limités dans leur utilisation du réseau social. Pas question donc pour Twitter de perdre en fréquentation, et donc en capital, surtout à l’heure actuelle.

Toutes les oppressions en -isme sont bonnes à prendre pour le capital(-isme) de Twitter et, comme le précise Buzzfeed, cette rhétorique est la même pour les hébergeurs de blogs. Là où le bbâtas blesse et où la posture idéaliste devient bancale, c’est lorsque Twitter prend partie. Par exemple, la vidéo d’oranicuhh , jeune afro-américaine a été virale : suite aux résultats des élections présidentielles, on la voit recouvrir son visage de fond de teint pour peau blanche, et dire ironiquement “Afro-américain ? Jamais entendu parler. Barack Obama ? Est-ce le nom d’une sauce ?”; ou comment ironiser sur l’élection de Donald Trump, connu pour son racisme, et évoquer les appréhensions de la communauté afro. Plus de 72 000 partages et plus de 110 000 likes n’auront pas empêché Twitter de suspendre le compte de la jeune femme.

Pourtant, et comme elle le soulève, les blackfaces – venant même de célébrités – sont légions sur Twitter, et la plaisanterie “Caucasian face” fait aussi référence à l’obligation des non-blancs de survivre dans des espaces majoritairement blancs et de s’y fondre, compte tenu d’un contexte politique. La suspension de son compte post-élection a été rapide et on ne peut que s’étonner de cette soudaine réactivité de la part de Twitter US. Même constat avec la suppression de ce thread d’une afro-américaine, qui retrace les évènements historiques de la négrophobie aux USA (signalement en masse contre ce thread ou suppression choisie de Twitter même ? je n’ai pas eu les détails). Et on peut également revenir sur le cas de l’actrice Leslie Jones, en tête d’affiche d’un blockbuster, qui a quitté la plateforme après un harcèlement sexiste et raciste; avant que la société ne s’excuse de n’avoir rien fait, jusque là. En somme, le cas d’Oranicuuh n’est pas isolée, et les profils se répètent.

Aujourd’hui, Twitter annonce l’expansion de l’option “mute” aux conversations, aux mots ou phrases; espérant ainsi “nettoyer” les notifications des victimes d’harcèlement – procédé qui n’est pas sans rappeler celle d’Instagram. En somme, une solution pansement en attendant d’établir les limites d’une politique de modération et d’instaurer une cohérence au niveau des signalements… Attendre donc ? Peut-être pas. Certains usagers ont décidé de s’organiser pour offrir une modération alternative, sorte de “modération citoyenne et militante”.

  • Face à l’incompétence de ces politiques de modération, les utilisatrices s’organisent.

Suite au sentiment d’abandon devant un Twitter France muet, et une communauté de trolls toujours plus grande, certain.e.s d’entre eux ont décidé de mettre les mains dans le cambouis. Outre-atlantique, Sarah Nyberg a lancé un compte “bot” produisant des tweets susceptibles d’attirer les trolls : “black lives matter”, “le genre est une construction sociale”, il n’en fallait pas plus pour que les insultes pleuvent sur cette victime robotique. La jeune femme

Du côté français, plusieurs comptes communautaires proposent une veille pour dénoncer les trolls sur la toile. Parmi eux, on retrouve le collectif SaferBlueBird qui s’est fait particulièrement remarquer avec l’affaire #Badmoizelle, relayant  les témoignages d’anciennes employées de Madmoizelle:

“Après plusieurs mois passés à faire signaler certains comptes via des DMs groupés dans nos cercles, nous avons pris la décision de passer à une autre échelle. Un compte dédié nous semblait être une bonne idée. Comme ni Twitter ni le gouvernement ne semblent prendre au sérieux le cyberharcèlement, nous n’avons pas d’autre choix que de nous en charger nous-mêmes.[Depuis le lancement du compte,] les signalements se font plus facilement et à un tout autre niveau, des comptes se font supprimer / suspendre. Les gens pensent à nous presque instinctivement désormais, et -malheureusement- nos DMs ne sont plus jamais vides.”

Sur l’implication de Twitter France, SaferBlueBird reste optimiste: “Iels ne semblent vraiment pas concerné•es par ce qui se joue sur leur plateforme. Cependant iels ont ajouté certaines possibilités de signalement, c’est toujours ça de pris!”.

Avec plus de trois milles followers, l’équipe de SaferBlueBird notent qu’ils sont contactés en majorité par “les personnes transgenres, et les jeunes femmes également”. Avec l’affaire Badmoizelle, l’équipe a étendu son champ d”action IRL :
“Les témoignages n’étaient pas “suffisants” comme le sont les screenshots, il nous a fallu vérifier leur véracité. Ça nous a pris plus de temps, mais nous ne pouvions pas ne pas soutenir ces femmes dans leur démarche. C’est à ce moment là que nous avons décidé d’ajouter tous les harcèlements sexistes à notre domaine d’action. Nous tenons également à ajouter que depuis que la loi sur le revenge porn est connue du grand public, nous croisons beaucoup moins d’affaires de ce genre. Le gouvernement a bel et bien ses responsabilités à prendre concernant les harcèlements sexistes, notamment en ligne, afin qu’ils diminuent à leur tour.
Bien que ces comptes communautaires et/ou participatifs visent à leur échelle à sensibiliser les internautes, il est aujourd’hui difficile de mesurer la portée de ces initiatives autonomes ou de les recenser en France. A l’heure où Twitter peine à se renouveler, ses contradictions politiques et ses objectifs économiques resteront les obstacles à son développement si la plateforme, au service d’un soi-disant idéal universel, amplifie les discriminations ambiantes.

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