Panafricanisme et l’impunité patriarcale

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Après avoir parlé de la misogynoir, il faut parler de sa prégnance dans le panafricanisme.“Mais Mrs Roots, tu aimes chercher les problèmes ou bien ?”. Esh, s’il n’y avait pas de raisons d’en parler, je m’en serais bien dispensée ! Malheureusement, je ne compte même plus le nombre de femmes panafricanistes qui me disent mettre leur distance avec leurs frères panafricains, tout simplement parce que le patriarcat n’entre jamais en ligne de compte dans leur lutte. Dans la même veine, il est fatiguant de voir que beaucoup trop de médias afro se concentrent davantage sur la vie privée des femmes noires, comment elles doivent se comporter, gérer leurs relations amoureuses et aider leurs frères, sans être capable une seconde de questionner le patriarcat. Non, à la place, certains préfèrent parler de “leur responsabilité de garant des vertus  de leur communauté” *recrache son café*.

Ces “garants des vertus” auraient donc voix au chapitre, et pourtant ils demeurent silencieux sur un point : quand admettront-ils la place des enjeux féministes dans le panafricanisme ? Plus qu’une question de reconnaître le travail des femmes panafricaines, ce silence cautionne également une culture du viol qui concerne beaucoup de pays africains. Burundi, Centrafrique, RDC… Tous sont le terrain de viols utilisés comme armes de guerre.

Le cas du Burundi rappelle qu’il ne suffit pas de condamner les viols perpétrés par des soldats occidentaux, mais bien des hommes en général qui participent à l’utilisation du viol comme arme de guerre. Pire encore, l’état burundais n’hésitait pas à dire que ces aggressions étaient “des mensonges de l’opposition”, ignorant totalement les témoignages des victimes :

Face à ces témoignages de viols perpétrés par des hommes armés dans les quartiers contestataires de Bujumbura, le gouvernement répond. Therence Ntahiraja, porte-parole du ministère de l’Intérieur, assure n’avoir eu connaissance d’aucun rapport relatant de tels actes dans la capitale. Pour lui ce sont des « des mensonges, des rumeurs » montés par des opposants, dans le but de diaboliser les forces de sécurité burundaises.“(voir source).

Le maintien de la culture du viol est un enjeu politique, qui concerne les états africains, notamment par leur silence trop fréquent. La dénonciation de ces agressions est souvent mise sur le compte de l’opposition, voire noyée dans la complicité de “qui sont les auteurs”, mais jamais l’occasion de parler d’une mobilisation effective de la part des hommes panafricains, soucieux d’une unité politique et pourtant inactifs devant les drames qui se déroulent devant eux. En effet, quelles initiatives concrètes panafricaines (et je dis bien panafricaines, donc bénéficiant d’un soutien mixte, et non “féministes et panafricaines”) existe-t-il aujourd’hui ? C’est la question qui se pose, à l’heure où l’unité africaine semble davantage un vernis symbolique apposé sur une réalité sordide et alarmant.

Panafricanisme et femmes invisibles

L’invisibilisation des femmes dans le panafricanisme ne débute pas avec les faits divers que l’on connaît. A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, Ama Biney explique dans une fantastique tribune “Are Women Human Being ?” la place des femmes dans ce mouvement et comment les normes patriarcales sont cautionnés par les hommes africains* :

“The Pan-Africanist Movement has historically been a male-led and defined movement and the contributions of African women have often been made invisible or considered less in comparison to the titanic male Pan-Africanist iconic figures. (…)

It is this rather gendered and hierarchical selection and elevation of Pan-Africanist ‘superstars’ by Martin that reinforces the notion that African women are ‘lesser activists of the second, third and lower tiers’ and men naturally occupy ‘very highest echelons of Pan-African struggle.’ Martin even fails to state which tier he believes Amy Ashwood Garvey belongs to i.e. ‘the second, third and lower tiers,’ that he cites.”

“Many progressive/Pan-Africanist men in their Pan-Africanist politics and livd lives do not seriously engage with the intersections of patriarchy, neo-colonialism, imperialism, classism and hetero-normativity. In other words, many African men do not reflect on how they are complicit in systems of domination that not only oppress others – specifically women (and other men perceived to be weaker), but how domination of others reinforces their own oppression and is harmful to the struggle for liberation. Domestic violence, incest, child abuse, sexual harassment, are attributable to sexist and patriarchal practices that implicate black/African men.”*

« Le mouvement pan-africaniste a été historiquement mené et défini par des hommes, et les contributions des femmes africaines ont souvent été invisibilisées ou minorisées par rapport à celles des figures iconiques masculines titanesques du mouvement pan-africaniste. (…)

C’est bien plutôt la sélection et l’élévation genrées de ‘super-stars’ du pan-africanisme par Martin qui tendent à renforcer l’idée que les femmes africaines sont des « militantes de moindre importance, de seconde, troisième zone, ou plus bas encore » et que c’est tout naturellement que les hommes occupent « les plus hauts échelons de la lutte pan-africaine ». Martin ne se donne même pas la peine de dire à quel niveau il situe Amy Ashwood Garvey: dans la « seconde, troisième zone, ou plus bas encore », dans ses termes.

« Beaucoup d’hommes progressistes et pan-africanistes, dans leur engagement pan-africaniste ou dans leurs vies quotidiennes, ne prennent pas au sérieux les intersections du patriarcat, du néo-colonialisme, du classisme et de l’hétéronormativité. En d’autres termes, beaucoup d’hommes africains ne réfléchissent pas à ce qui fait d’eux les complices de systèmes de domination qui non seulement oppriment d’autres—spécifiquement des femmes (et d’autres hommes perçus comme plus faibles, mais de plus, ils ne voient pas comment la domination de ces autres renforce leur propre oppression et nuit aux luttes de libération. La violence domestique, l’inceste, la maltraitance des enfants, le harcèlement sexuel, peuvent être attribués à des pratiques sexistes et patriarcales dans lesquelles des hommes noirs/africains sont impliqués ».

*Merci à Claire pour la traduction française de ce passage.

Ce que Ama Biney soulève est que l’impunité patriarcale prend racines dans la mémoire collective, extrêmement sélective à l’égard des femmes. Elle permet une dissociation qui pousse à considérer, inconsciemment ou non, des femmes comme des êtres de seconde zone au sein d’un système oppressif.

L’enlèvement des filles nigérianes par Boko Haram était déjà un premier exemple de la vulnérabilité du corps des femmes africaines, un acte stratégique contre une population donnée. Ici, le viol est la concrétisation d’une stratégie militaire, servant d’armes de guerre. Le cas des femmes nigérianes avait bénéficié d’une visibilité médiatique grâce aux réseaux sociaux avant de se retrouver sur la scène internationale, et on se souvient de la réticence du gouvernement nigérian a acté cette tragédie, alors que les familles manifestaient leur désarroi. Après la campagne #BringBackOurGirls, un engouement international et la mobilisation des médias nigérians, on espérait que cet événement apporterait une remise en question du gouvernement face à ce genre de situations et des solutions concrètes.

Au lieu de ça, on assiste à une distanciation constante, rabattant ces agressions misogynes sur un coupable donné, plutôt que de le traiter comme une oppression systémique. En prenant en compte les discours autour du viol des femmes africaines comme arme de guerre, on distingue trois distanciations :

  • Le distanciation “Loi de proximité”: un peu comme le “mort kilométrique”, plus c’est loin, moins les médias occidentaux estiment que c’est important. C’est ce principe qui permet un silence et un désintérêt total pour les viols en masse au Congo : le sort de ces femmes devient juste un argumentaire permettant aux ONG sur place d’obtenir plus de subventions, quitte à gonfler les chiffres.
  • La distanciation “ces sauvages”: tantôt il est question du syndrome du white savior, tantôt le regard occidental suit le cliché “porn poverty” sur une “Afrique uniforme et ses guerres”.
  • La distanciation “un coupable étranger”: traiter le cas des viols comme s’il n’était uniquement question de soldats occidentaux, certains viols sont aussi perpétrés par des hommes africains.

Au croisement de ces schémas où le viol comme arme de guerre est toujours l’affaire de “l’autre”, “du coupable”, l’urgence de la situation est finalement noyée par un traitement interpersonnel, et non systémique. Cette vision décentrée permet le maintien de la culture du viol, et d’une impunité patriarcale sur le corps des femmes africaines. Pire, cette impunité est masquée par un discours médiatique et des enjeux politiques qui prennent souvent le pas sur le sort des victimes.

 

Discours médiatique : entre “terre des sauvages” et silence d’Etat.

Les conséquences d’un panafricanisme silencieux s’étendent jusque dans la presse internationale. En effet, il est facile de montrer l’Afrique comme l’éternel continent à problèmes, “terre des sauvages”; décrédibilisant ainsi les témoignages des victimes et la responsabilité des criminels occidentaux. Ainsi peut-on lire sur le site d’ITELE, “la malédiction des casques bleus”, puis “une dérive majeur” pour qualifier les viols perpétrés par des casques bleus et Français de Sangaris avant d’enchaîner avec “RCA, champs de bataille sexuel”, comme si ce pays était plus au moins propice aux viols, voili-voilou.

RCA, champs de bataille sexuel

La Centrafrique souffre de sa propre histoire. Au tournant des années 2000, plusieurs chefs de guerre, circulant entre la RCA et la RDC, ont largement recours au viol comme arme de guerre. Le 21 mars dernier, Jean-Pierre Bemba, le chef du Mouvement de libération du Congo, était reconnu coupable de crimes contre l’humanité pour la participation de son groupe à des agressions sexuelles contre 5200 victimes.

Sophie Gourion avait déjà relevé le laxisme de la presse dans le traitement du viol, notamment avec ce tumblr où elle répertorie plusieurs cas. Du côté de la presse africaine, beaucoup relatent les faits sans énoncer le caractère féministe et politique de lutter contre le viol comme arme de guerre. En témoigne les tensions internationales soulevées par Le Monde, dans cet article.

A Bangui, une source au sein de la Minusca résume le dilemme actuel : « Nous annonçons une politique de tolérance zéro,mais les pays qui sont cités menacent de retirer leurs troupes et les contributeurs ne se bousculent pas pour les remplacer. »

« La médiatisation de ces affaires fatigue les bailleurs et le public, prévient un fonctionnaire des Nations unies. Il ne faudrait pas qu’on finisse par se désintéresser de la Centrafrique à cause de ces abus. Le désengagement de la communauté internationale serait dramatique dans le contexte actuel. »

Par conséquent, on assiste à une tolérance zéro qui sonne davantage comme un élément de communication de l’ONU, qu’une réelle remise en question des autorités et criminels impliqués. Quant aux victimes ? Elles restent les éternelles abandonnées, perdues au milieu d’une cacophonie diplomatique…

femmes-au-congo

Conscientes de cet abandon et des autorités africaines délétères face à ce fléau, certaines s’organisent. C’est le cas du Comité des femmes djiboutiennes contre les viols et l’impunitéles djiboutiennes ont entamé une grève de la faim pour dénoncer les viols dont elles – et leur entourage – ont été victimes en période de conflit avec le FRUD (“Front pour la restauration de l’unité et la démocratie, un mouvement de rébellion Afar, combat sporadiquement les forces régulières depuis sa création en 1991.”).

D’autres n’hésitent pas à dénoncer l’urgence d’une perspective féministe au sein du panafricanisme, comme l’afroféministe française @coucoubeubeu qui témoignait il y a quelques semaines :

 

Ainsi, le panafricanisme, mouvement de solidarité entre les pays africains, semble perdre toute sa ferveur quand il s’agit des femmes; nous forçant à nous questionner sur la pertinence de ce mouvement qui peine à évoluer hors des textes anciens et de sa mythologie masculine.

 

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