#CareEtFemmesNoires: gérer sa colère pour vivre mieux

Je dédie cet article à M., mon coach de vie lol, et F, ma jumelle solaire.

 

Hier, deux amies – des femmes noires – sont venues passer l’après-midi chez moi. A quelques heures de décalage, chacune m’a demandé si elle pouvait venir se poser, parler, faire quelque chose dans mon salon, tout, du moment qu’elles sortent de chez elle. C’était un de ces après-midi entre femmes noires où l’on parle et rit fort, jusqu’à ce que l’une d’entre elles me dise à quel point elle était en colère. Depuis Twitter, depuis la découverte de mots comme “misogynoir”, “afroféminisme” et d’autres; depuis des conférences remplies de femmes noires fières d’elles-mêmes, depuis qu’écouter le journal du 20h était devenu plus pénible qu’avant; depuis qu’elle voit ses amies noires recevoir des lettres toutes prêtes “Nous sommes au regret de vous annoncer que votre candidature n’a pas été…”; depuis que les violences policières ne semblent plus lointaines… Depuis que cette énorme vague de découvertes l’avait conduite dans un torrent de frustrations, elle était en colère. Mon autre amie m’a alors dit “Mrs Roots, tu n’as jamais écrit sur comment gérer la colère, non ?”.

J’étais sûre de l’avoir fait, mais après une brève recherche sur mon site, je me suis rendue compte que je m’étais trompée. Oui, j’ai écrit sur la colère, à propos de la colère, d’où venait la colère, sur la légitimité de la colère, mais jamais sur: comment la gérer ? Comment faire pour ne pas se laisser engloutir et consumer par cette colère ?

  • Être une femme noire heureuse: un acte politique qui dérange.

Notre bonheur de femme noire, en tant qu’élément autonome, égoïste et non-mixte, dérange. Chaque fois qu’il y a un hashtag sur la fierté des femmes noires, chaque fois qu’il y a une initiative, une discussion, un projet care non-mixte, les non-concernées (c’est-à-dire les non-femmes noires) appellent à le décentrer au nom de l’inclusif. Chaque fois qu’une femme noire est heureuse par des biais matériels ou via le capitalisme, une soudaine rigueur militante et académique s’impose – inutile de citer “Formation” de Beyonce qui n’a accordé qu’une journée de joie aux femmes noires avant de passer à la loupe de la respectabilité et de la rigueur politique. Une rigueur qu’on semble oublier pour Kendrick ou d’autres joueurs de football, étrangement…). Hors, la solidarité passe par le respect d’espaces exclusifs des minorités, et non par une exigence de la Black Joy comme un élément militant pur attendant la validation d’autrui. Posons ça là.

Mamie Toni Morrison le disait : tout est bon pour distraire quand il est question des personnes noires, et encore plus quand il s’agit des femmes.
Les femmes noires ont droit à des moments, des objets ou des icônes – et un agenda de la rigueur politique – qui leur soient exclusifs et qui leur appartiennent. Femme noire, si tu me lis, saches que ton bonheur, aussi infime soit-il, dérange car il est politique. Et il est parfois dangereux de figer la lutte dans une ode à la colère perpétuelle pour finalement se retrouver consumée. Ta joie et ta fierté de femme noire sont aussi importantes et légitimes que ta colère, car ce sont elles qui te feront tenir longtemps. Tu as droit à la joie, en tes propres termes, aussi imparfaite soit sa forme.

La joie est une force encore plus stigmatisée et il m’a fallu du temps pour le comprendre. On peut le voir ici, dans cet article où je ne comprenais pas trop comment la joie pouvait être combative aux yeux de Minna Salami. Mais il m’a fallu du temps, tout simplement parce je devais d’abord rappeler pourquoi ma colère était légitime, avant même de pouvoir penser à la joie. A ce moment précis où j’écrivais cet article, j’écrivais sur ma colère, je m’y confrontais. Nous passons tellement d’énergie à leur dire et à nous dire ” j’existe et je ne serai pas rabaissée pour ça”, qu’il est presque difficile de ne pas en ressortir amère et exténuée.

Mais gérer sa colère demande plus d’efforts que de la ressentir et de la laisser sortir. Après tout, c’est difficile de se dire “je ne peux pas toujours être en colère” après avoir passé des mois, des années à hurler pour la faire entendre. Et c’est d’autant plus difficile quand on est face à des personnes non-concernées prêtent à prendre la première négation de notre colère pour dire “ah bah, tu vois ! C’est le passé ! Mets ça derrière toi ! Pardonnes”. Comme l’explique Myisha Cherry dans son article “What Does it Mean to Ask Blacks to Forgive and How Should They Respond?”, il y aura toujours quelqu’un pour exiger quelque chose de nos émotions et de la manière dont elles s’expriment :

“At that moment, I became interested in the rhetoric of forgiveness and how it can be used to silence others and prevent justice. I also became interested in the nature of forgiveness and the value of anger.

My current research focuses on how forgiveness rhetoric is used in response to anti-black racism and state violence against blacks”

Myisha Cherry s’intéresse à la Rhétorique du Pardon comme technique de silenciation des souffrances afro-américaines, et plus largement, des victimes de la négrophobie. Elle détaille ce processus que l’on peut observer après l’annonce de victimes de violence policière : il  y a cette hâte imposée, cet engouement du “ne sombrons pas dans la haine, pardonnez, etc”. Elle appelle ceci the Hurry and Burry Ritual, que l’on pourrait grossièrement traduire comme le Rituel de la Hâte et du “Enterrons les faits”:

The Hurry and Bury Ritual is a public ritual of asking for and expecting immediate forgiveness from black victims of anti-black racism, white violence, and state violence. As indicated above, an asymmetry exists. This asymmetry forces us to ask what is really going on. I think the ritual reveal several things: 1) A desire to ignore the problem and the solution of racist acts, (2) a lack of empathy for blacks, (3), the myth that black people have superhuman strength, (4) a fear of black rage, and (5) a belief that anger and forgiveness cannot co-exist. The cases above are uniquely useful for seeing these interactions. I claim that the Hurry and Bury ritual has illocutionary force and perlocutionary effects but it is also an example of exercitives. In other words, the requests made has the intention of motivating the victim to take the moral high road with the hope the victim will say “I forgive.” But the ritual also denies black victims the power to choose their own emotional path. By asking for forgiveness, they are commanding it, challenging black victim’s ethical and religious commitments, and controlling the narrative. The Hurry and Bury ritual is informed by both a particular view of blacks and a particular account of forgiveness.*

*étant l’extrait d’étude théorique et philosophique, je n’ai pas souhaité le traduire maladroitement, mais si quelqu’un souhaite proposer une traduction, laissez-la en commentaire, et je la mentionnerai.

Entre la silenciation de la colère “noire”, le manque de considération envers la peine”noire” et la fatigue de la lutte, il est normal de ne pas percevoir une place pour la joie, tant elle est soumise au regard d’autrui. Dire être heureux, même un instant, c’est être vulnérable aux yeux du système et de l’idéal du martyr militant, disons-le. Pourtant, si l’appel au pardon est un moyen d’aseptiser la colère”noire” (black rage), l’appel constant à la rigueur est aussi un moyen d’aseptiser la black joy. La black joy, c’est aussi un espace de confort, comme le montre #BlackOutDay, ce jour dédiée à la mise en avant des personnes noires dans le monde entier, chaque premier vendredi du mois. Et, au-delà du respect de notre personne, de nos droits et de notre dignité, c’est bien notre joie (et donc notre peu de confort) que l’on doit également défendre tout au long de la lutte. Après tout, lorsque les non-concernés revendiquent leur humour misogynoir/raciste comme si leur vie en dépendait, n’est-ce pas parce que ce confort oppressif leur procure du divertissement et de la joie ? N’est-ce pas cette même joie et cet amour du second degré qui repose sur l’oppression de communautés minorisées ? N’est-ce pas politique ?

Alors, comment gérer sa colère quand notre joie est tout aussi stigmatisée ? Être consciente que sa joie est politique, c’est prendre conscience qu’elle est soumise également aux oppressions et à l’épuisement procuré par la lutte. Voici quelques conseils pour en parler et se faire du bien.

  • L’accepter.

Ca y est, tu commences à voir toutes petites choses qui te montrent que la violence systémique est partout, même dans les conversations de tes proches, et tu bouillonnes depuis des semaines en attendant que ça se calme. Être en colère a fait que j’en ai voulu à des personnes de ne pas comprendre ma colère. Je criais, ils n’entendaient pas ou ne comprenaient pas. Parfois, c’est juste une question de timing. Parfois, c’est juste qu’ils ne comprendront jamais. Et pourtant, même si l’on voudrait être comprise particulièrement par telle personne en particulier, il faut accepter que cette colère, on ne pourra pas la partager avec tout le monde. Et surtout, qu’elle est notre affaire, avant d’être celle des autres. C’est très frustrant au début : parfois c’est mieux de s’isoler avec sa colère et de revenir quand on est prêt. Accepter, ça met du temps. La même personne qui m’a fait lire Fanon ne me comprenait pas quand je suis devenue engagée. Je lui en ai voulu car iel aurait dû comprendre. Il m’a fallu un an pour recommencer à voir cet.te ami.e, parce qu’on ne se comprenait plus, que ce n’était pas le bon timing. Et encore maintenant, je ne suis pas sûre qu’iel le comprendra un jour, mais je suis revenue. Et la colère est compartimentée dans un espace qui n’est pas celui de notre relation. Je l’ai accepté, et ça va mieux.

  • Trouver l’apaisement en ses termes.

Et c’est normal. Il faut maintenant te vider la tête. Netflix et une forte dose de café sont les critères sine qua non de mon espace d’apaisement. Regarder des séries comme si elles duraient infiniment, dessiner des paysages aux milles détails comme si j’allais y passer mille ans, lire un bon gros bouquin comme s’il n’allait jamais finir… A priori, j’ai compris que le moyen de m’apaiser et de me canaliser était d’occuper mes méninges – qui tournent BEAUCOUP TROP – avec des activités qui retiennent mon attention. Oh, bien sûr, telle série ou tel film est problèmatique à un certain point, et ça picote parfois, mais on s’attarde sur le “moins pire”, sur le médium plus susceptible de moins nous agresser. Parfois, ça peut même être une envie de dessin animé ou de films nigérians (ma nouvelle came). C’est parfois compliqué, surtout quand j’ai une idée d’articles ou des réflexions diverses, mais ça permet de débrancher mon cerveau pour quelques heures. Et ça fait du bien. Certaines amies préfèrent le tricot, d’autres, écouter de la musique pendant des heures en traînant chez elles, d’autres se garder un soir dans la semaine pour une douche chaude interminable. L’important étant de lâcher prise, et de ne pas culpabiliser sur le fait de s’accorder du temps.

Sauf que, avec autant de colère accumulée, ça demande au début de la discipline. Pour soi et avec les autres.

  • Être entourée des siens.

OUI A LA NON-MIXITE ! La non-mixité, c’est l’occasion d’avoir un espace de femmes noires proches, très rassurant, qui fournit tellement d’énergie et de bonnes ondes positives. Parler fort, danser sans que quelqu’un dise “HEY C EST TA CHANSON”parce qu’on est noir, manger des bananes plantains, dire “passes-moi le piment”, parler de ce collègue raciste… C’est un exutoire où l’on peut extérioriser toutes ses frustrations, avoir les mêmes références, les mêmes codes.

Là encore, on remarquera que ces espaces sont hyperstigmatisés (souvent parce que le bien-être qu’on y procure est vu de manière suspecte). Manychroniques, la blogueuse panafricaine, le disait déjà : dès l’esclavage, la possibilité pour les esclaves de se réunir était interdite, de peur qu’ils puissent s’encourager et s’organiser. J’insisterai également sur le fait que le viol des femmes esclaves durant la traversée, visait à les briser moralement, et donc psychologiquement. L’élimination de toutes possibilités pour les esclaves d’aspirer au bonheur, ou même d’en en faire émerguer un, était une arme politique et économique  contribuant à les assujettir (rappelons-le, rendre docile les femmes noires en les brisant psychologiquement devait les rendre docile avec leurs futurs propriétaires).

La non-mixité est donc un espace de ralliement qui est sous haute surveillance des dominants, et ce, depuis longtemps. Et notre isolement géographique(notre éparpillement en province ne permet pas toujours d’accéder à des espaces non-mixtes) ou économique (il faut trouver le temps et l’argent pour bénéficier de ces espaces et/ou y avoir accès) la rend difficile. Ceci étant dit, j’ai plusieurs fois eu recours au système D avec mes amies : squattage en bon et du forme, repas commun, balade groupée au parc ou à un événement afro en entrée libre… Il y a pas mal de moyens pour les rendre possible.

Toutefois, l’exutoire que permet la non-mixité est aussi un piège, dans le sens où il est facile de s’enliser: certes, cela fait du bien d’extérioriser tout ce qu’il y a de négatifs, mais la discipline est parfois nécessaire pour ne pas rendre cet espace tout aussi frustrant et colérique que ce que l’on a lancé. Ex: les conversations “Pas de Twitter”, ce sont les conversations que l’on balise où l’on ne doit pas parlé de certains sujets. On ne parle pas de misogynoir, pas de polémique, rien durant une soirée et…ça fait du bien. Beaucoup de bien. Ca permet un peu d’oublier.

Toutefois, si j’ai appelé cette partie “s’entourer des siens”, c’est bien que la non-mixité est un moyen parmi d’autres. Être en famille, entre amis proches, ou simplement dans des lieux qui apaisent. Personnellement, je squatte régulièrement le canapé d’une amie, le temps d’un après-midi, où je sais que je vais pouvoir boire une bonne tasse de thé en parlant avec elle et en jouant avec son enfant. C’est une sorte de repère où je me sens bien protégée, et imperméable à la colère.

  • S’aimer.

Aaaah s’aimer. Qu’est-ce que c’est difficile de s’aimer, cette lutte perpétuelle… Mais qu’est-ce que s’aimer a à voir avec la colère ? Moi, mes colères, mes rancunes, je les aime. Elles sont imparfaites, elles méritent parfois que je les surmonte, mais j’aime le fait d’être en colère pour des choses que je refuse. J’aime mes rancunes, le fait de ne plus parler à des personnes toxiques, ou des personnes sur qui je m’étais trompée. On peut apprendre à gérer ses colères avec un peu d’amour, en les rangeant dans un tiroir avec un petit mot “Merci de m’avoir porté, de m’avoir poussé à manifester. Mais maintenant, je suis fatiguée, alors je vais dormir un peu. Bisous”. La colère est une énergie incroyable, et beaucoup d’articles écrits ici et populaires (comme “Nous ne sommes pas vos nègres”) ont été écrits par colère. C’est une énergie productrice, mais pas nécessairement renouvelab- okay, j’arrête. Gérer sa colère, c’est accepter cet acte comme étant individuel; de soi à soi. C’est écouter son épuisement. A ce sujet, Ashley Hobbs écrit ce magnifique article “What We Got Wrong About Love: A Consciousness“:

To be loved, we are at the mercy of Time and someone else,
anybody else.

We don’t value our individuality, only who we are when someone else is loving us – or vehemently claiming that they do. And that scares us, scares us into becoming the people we never thought we would become, doing things we never thought we would do, to secure a little Love for ourselves.

 

  • Produire

Ce post aura la longueur de la Bible, ainsi soit-il, mais j’ai presque fini, promis ! En écrivant ce point, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette qui me dit, à chaque fois, “je suis restée dans mon lit pendant deux mois à cause du travail. Maintenant, je n’ai plus le temps, je veux ma revanche”. Et puis, elle donne des conseils, çà et là, à des personnes, les accompagne dans leur cheminement face au travail. Elle cautérise les fissures laissées çà et là avec une détermination incroyable. On peut mettre cette colère et produire quelque chose – je dis bien ON PEUT SI ON EN A ENVIE. Ca peut être un pull, ca peut être finir ce puzzle qu’on a jamais terminé, ça peut être tenir cette promesse faite à son petit cousin qu’on avait oublié. Bref, produire ou créer quelque chose peut être aussi un moyen de souffler, d’extérioriser.

  • Pardonner

Je sais que ce mot est ultra connotée niveau ordre moral, blablabla, mais dans un monde où le pardon serait une chose neutre, et où il ne serait pas question d’être “une bonne personne”, de “trouver un équilibre”, une excuse pour “on ne peut pas en vouloir quelqu’un à vie”, et où il ne serait pas manipulateur, etc… le pardon pour soi et/ou envers soi, c’est bien. Il y a des personnes dont on a parfois besoin et qui peuvent nous aider à gérer cette colère, à contribuer à cette joie infime. Y a pas de règles, pas de moments opportuns, y a juste un moment où l’on est moins en colère, et où l’on se sent plus léger pour gérer le quotidien, et gérer un pardon. Y a des batailles, à l’échelle individuelle, qu’on met des côtés. Pas qu’elles soient moins graves, ou moins légitimes, mais y en a. Ca peut en être une dans une décennie, ou dans le mois, ou pas du tout, mais ça arrive.

Se pardonner soi, c’est aussi salvateur. Il y a des choses que l’on aurait pu faire différemment. Il y en a toujours. Mais est-ce que ça ne mérite pas un peu de souplesse ? Ca fait partie du fait de s’aimer, on devrait s’accorder un amour inconditionnel envers soi, avant de le consacrer aux autres. C’est le plus difficile des points cités, je trouve. Comme dit ma mère, “ça ne sert à rien de pardonner, si tu en reparles le lendemain”.

 

Voilà, vous savez tout. Vous vous sentez mieux ?

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