Complicit No more: "Conscientious feminism" par Minna Salami et réflexions.

Minna Salami

 

“Feminist do kill joy in a certain sense : they disturb the very fantay that happiness can be found in certain places”

Dans Complicit No More, Minna Salami, journaliste et bloggeuse très intéressée par le féminisme africain, a écrit un texte qui ne m’a pas laissé indifférente. Dans cet article, elle se concentre sur la nécessité et la définition d’un Conscientious feminism, (qu’il serait mal avisé de traduire littéralement par “féminisme consciencieux”, mais plutôt “féminisme critique”, si on veut); Elle le définit comme étant le fait “de vivre avec précaution et avec un sens critique vis à vis des choix “conscients“, soit un “féminisme qui ose déclarer les vérités inconfortables afin de renforcer toutes les femmes pour qu’elles soient pleines ce qu’elles sont”. En résumé, par une série d’exemples, elle souligne la nécessité de se recentrer sur la lutte contre le patriarcat par la collaboration, et non dans l’écrasement et l’invisibilité des différences propres à chaque femme. Sa remarque est davantage une critique des milieux universitaires mais aussi des réseaux sociaux, où l’immédiateté (ou devrait-on dire la hâte ?) enlise et écartèle certaines problématiques qui devraient être posées et étudiées de manière approfondie, dans une salle avec les concerné-e-s.

Cette posture suppose également que l’on soit conscient que, par notre simple existence au sein d’une société construite sur des oppressions, on participe au patriarcat et aux autres oppressions comme un état de fait, et que ce Conscientious feminism serait une sorte d’hygiène de vie* qui viserait à voir comment nos actes s’inscrivent dans ces systèmes d’oppression, et comment limiter les dégâts pour commencer. Ainsi, dans une démarche un peu plus spirituelle, l’auteure critique une sororité “feinte” entre les féministes, ce “toutes les femmes” englobant, en faveur d’une joie constructive : une joie de partager le même combat que d’autres femmes, quelque soit le continent ou l’identité de celles-ci; un combat contre un même oppresseur “qui essaie de nous convaincre que nous pouvons être parfaitement heureuses en tant qu’êtres opprimées“. Et cette “joie” critique demande, bien sûr, d’être conscient de sa position et de ses privilèges, et ce, particulièrement au sein du féminisme.

D’où l’importance de la collaboration, non pas comme une injonction à l’alliance, mais bien comme le respect de ces différents groupes de femmes, parfois croisés, qui ne devraient avoir comme rapport de force entre eux, qu’un esprit de collaboration qui respecterait l’autonomie de chaque groupe – c’est souvent à ce moment là que les gens crient au communautarisme, haha. La clé étant le dialogue et la nécessité d’aborder les problématiques douloureuses (comme l’antispécisme x l’antiracisme qui a agité la toile ces dernières temps, par exemple).

“[It is] important it is to communicate, and to voice difficult feelings such as anger and hurt, in order to find solution”

Je ne doute pas que l’auteure aurait pu aller encore plus loin (approche intra-communautaire, les besoins de certains dialogues, son analyse sur la notion de communautarisme, etc), mais étant donné que c’est un essai recueillant plusieurs articles, ce court article n’en demeure pas moins efficace.

Néanmoins, je voulais revenir sur cette citation que j’ai mise en gras plus haut, sur la difficulté à “donner voix aux sentiments tels que la colère et la blessure”. Je reprendrai d’abord un extrait d’un article du blogueur Nègre Inverti :

“Diaboliser les dits “mauvais sentiments”, sans voir ce qui les motive, c’est souvent diaboliser ceux qui sont déjà marginaliséEs, ou très “mal chanceux” dans le domaine relationnel.  J’ai comme l’impression parfois qu’il y a une élite relationnelle qui se développe : elle serait plus progressiste, plus avancée émotionnellement, plus déconstructiviste, plus subversive, plus à même d’accepter d’être dépossédée (mais en vérité, elle n’est jamais vraiment dépossédée, car elle a des ressources amicales, sentimentales et sexuelles qui ne sont jamais à zéro…).”

L’un des premiers problèmes de cette communication entre féministes, avant même l’incompréhension, c’est la diabolisation du sentiment de la colère et de la blessure.  Ce procès de la colère est commun à plusieurs minorités au sein du féminisme, mais je ne me baserai que sur le cas de la Femme Noire : déjà, la femme noire a historiquement et socialement été sous le joug d’un fort préjugé ; celui de la femme “forte”, de la femme poto mitan**, privée de la possibilité d’exprimer sa colère et sa souffrance, un préjugé dénoncé également à travers les littératures noires (dont le travail de Toni Morrison et d’Alice Walker). L’expression de la Femme Noire dans l’imaginaire collectif est celle de la Femme qui crie : si l’on reconnait déjà la connotion d'”hystérique” dès qu’une femme revendique le fait d’avoir les mêmes droits dans une société patriarcale, on n’oubliera pas que la femme noire a droit, en plus de cela, à la connotation de “sauvage” et de “vulgaire”, constamment animalisée.

De ce fait, mon sentiment est que par autodéfense et autopréservation, on tend à anesthésier cette colère, parce qu’elle nous permet de maintenir une sorte de capital relationnel. Un peu comme se plier au “qu’en dira t on” parce que “on ne peut pas être en colère tout le temps“, et qu’il y a un minimum relationnel à sauvegarder pour “exister”socialement. Être en colère au sein du féminisme, c’est “divisif”, ça “pollue” la cause parce que “trop individuel” et “pas assez collectif” ( la magie du “tone policing”). Dans ce cas précis, soit l’on réduit la colère a une crise personnelle (l’échelle individuelle est ici un rabaissement des émotions), soit on en fait un stéréotype grossier, le “Angry Black Woman” qui condamne toute légitimité de cette colère.

Pourquoi je parle de tout ça ? Salami parle de “guerres infranchissables” dues à ces conflits basées sur nos différences, et explique donc la nécessité d’une communication, mais l’absence de ces ponts est le maintien de cette diabolisation de la colère et de la blessure :“non tu ne devrais pas être en colère contre cette féministe blanche aux propos racistes, mais bien contre le patriarcat”, “non tu ne devrais pas être en colère sur ce que subit ton sexe, ta classe et ta race,  mais suivre “LaVraie Lutte”, “non tu ne devrais pas être en colère sur le contenu, mais bien sur les outils”. Cette redéfinition constante de la colère des femmes “de couleur” est une agression perpétuelle qui pourrit “le” féminisme.

Ces “infranchissables guerres” sont le résultat d’un bon nombre de plaintes que l’on refuse d’entendre pleinement. Et comment peut-on entendre la douleur si même sa forme d’expression la plus forte, la colère, est condamnée ?  Ces guerres sont infranchissables, non pas parce que  la colère subsiste – ce sentiment consume et, outre les implications qu’il suppose dans le relationnel, la société nous assène de nous contenir -; elles sont infranchissables car on a laissé le déni alourdir au fil des années ces non-dits.

A force de ne pas être entendues avec leurs différences, ces groupuscules de femmes ont construit leur féminisme spécifique (et autres) afin de se préserver et de bénéficier d’une autonomie précieuse et safe – mais ça, vous le savez déjà puisque “intersectionnalité”. On le voit dans la culture afroféministe, dont les travaux littéraires ont permis aussi de se créer un autre imaginaire, une autre narration pour exprimer cette colère et ces blessures. Le travail de Toni Morrison est, en ce sens, subversif par rapport à la culture dominante : elle, auteurE noirE, énonce les vies de femmes noires de manière à montrer que les oppressions sont par essence brutales, violentes et laides***. Non pas brutales par la manière dont elles sont racontées, mais bien par leur existence.

De ce fait, je rejoins l’auteure sur l’idée que la collaboration semble donc la solution la plus plausible à “un” féminisme uni.

Il y a une part du militantisme qui rejoint l’approche de Minna Salami, sur le pouvoir révolutionnaire et subversif des émotions – souvent attribué aux analyses queer. Parfois, cela me semble rester une thématique difficile à aborder quand on tente à tout prix de théoriser et rationnaliser aux yeux de l’oppresseur, les oppressions subies.

( digression : c’est le problème courant quand on dénonce la systématicité des oppressions pour ne plus parler que de scientificité, je pense)

En tout cas, cette insertion de la joie est presque rafraîchissante, même si elle est difficile à envisager et d’approcher pour certaines d’entre nous. Elle nous pousse néanmoins à nous interroger sur nos motivations et sur le profil de ces féministes avec qui la joie persiste, malgré tout.

Minna Salami

 

 

*Par hygiène de vie, je ne parle pas d’une injonction commune à toutes les femmes, mais bien à une prise de conscience personnelle et une remise en question de soi sur la conséquence des actes de chacun au sein d’une société, soit une “hygiène” qui viserait à préserver les relations entre soi et autrui.

*“L’expression “poto mitan” peut aussi servir à désigner le « soutien familial », généralement la mère. Ce terme se rapporte à celui qui est au centre du foyer, l’individu autour duquel tout s’organise et s’appuie” wiki.

*la notion de “laideur” dans le travail de Morrison est très particulière: elle ne s’appuie pas sur une notion d’esthétique bien sur la notion de perception du monde, et… Vous savez quoi ? il faudrait carrément un autre article pour parler de ça correctement.

 

 

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