Malcolm X : du pèlerinage panafricain à la solidarité humaine (Part 3)

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Dans l’article précédent, nous étudiions le radicalisme attribué à Malcolm X et ce qu’il en était vraiment. La cristallisation de cette image violente a, à mes yeux, invisibilisé la partie la plus élévatrice de sa vie et de son militantisme. Ses discours qui succèdent à sa dissociation de la Nation de l’Islam sont dignes de “I have a dream”, et complètement méconnus du grand public, du moins à l’échelle internationale. Beaucoup mettent cette période en opposition, ou en séparation avec le reste, mais, là encore, c’est un raccourci trop simplifié qui nie la capacité de Malcolm X a évolué dans sa manière de pensée, toujours suivant une rhétorique et une éthique intellectuelles très avant-gardes, pour son époque. La preuve étant que, cinquante ans plus tard, sa lucidité donne une lecture implacable de notre société et des systèmes d’oppressions.

 

 

 

 

Séparation avec la Nation de l’Islam

Quelle est donc la raison pour laquelle Malcolm X a quitté la Nation de l’Islam ? Si l’auteur a gardé le silence jusqu’à la rédaction de son autobiographie, c’est parce que cette même séparation l’a condamné à une mort certaine. Il révèle qu’Elijah Muhammad, qui prônait un mode de vie très stricte sur la sexualité et condamnait à un isolement définitif tout membre ayant transgressé, entretenait lui-même une/des relation(s) adultère(s) avec certaines membres de la Nation de l’Islam.

Le frère de Malcolm X, ancien membre, avait lui-même été isolé pour avoir eu une relation avec une femme avant le mariage, ce qui lui avait valu d’être renié de toute sa famille, dont Malcolm, car tous étaient membres de ce mouvement. Il faut garder en tête que vivre au sein du mouvement signifiait adopter son mode de vie, mais aussi son réseau, avoir un travail, et le confort d’une communauté forte. L’isolement était donc la plus grande sanction : du jour au lendemain, l’individu punit pouvait se retrouver à la rue et perdre tout l’entourage qu’il possédait auparavant, avec l’interdiction de leur adresser la parole. Cet isolement brutal mènera le frère de Malcolm X dans une institution psychiatrique.

De ce fait, Malcolm X s’est senti trahi par son mentor, non seulement dans son engagement mais aussi dans sa foi, mais soucieux de maintenir le mouvement tel quel, il décide de tenir le secret et d’en discuter avec Muhammad. Ces deux se mettent d’accord, mais quelques jours plus tard, Malcolm X est appelé en urgence pour faire une déclaration. JFK vient d’être abattu et la presse est impatiente d’entendre la déclaration de la Nation de l’Islam. Etrangement, Malcolm X remarque que les notes qu’il doit lire ont été rédigée quelques jours avant par Muhammad, mais s’en accommode et fait cette conférence de presse. En fin de conférence, laissant parler son opinion sur l’assassinat comme étant le résultat d’un système oppressif racial, la presse considère sa déclaration comme déplacée. S’en suit une campagne de diabolisation de ses propos. Il comprendra quelques jours plus tard, lorsque la Nation de l’Islam le suspendra de ses fonctions avant de l’écarter définitivement de l’assemblée, qu’il s’agissait d’un coup monté : Muhammad, soucieux que Malcolm X ne parle, l’écarte définitivement du mouvement et ordonne de l’abattre. Mais le leader noir ne révélera que tardivement à la presse les écarts de Muhammad. A ce propos, il déclarera : “C’est là que j’ai réalisé que je croyais en Mr. Muhammad plus qu’il ne croyait en lui-même.”

C’est dans ces temps de crise que Malcolm X décide de fonder une organisation autonome, Organization of Afro-American Unity, ne reposant non pas sur l’Islam mais sur le “pouvoir noir”, axant davantage sa politique sur l’élévation de l’homme noir, fut-il athée. Il profite des interventions que lui demandent d’entretenir les afro-modérés lors de leurs campagnes, pour dénoncer leur instrumentalisation des classes populaires et inviter les Afro-américains du ghetto à un dialogue et à une réunion. C’est encore un élargissement de sa perspective, mais celle-ci va considérablement changer lors de son pèlerinage !

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Pèlerinage et panafricanisme

Il serait très long et fastidieux de résumer tous les voyages effectués durant son passage en Afrique, voici donc quelques points qui résument ce qui à découler de ce voyage dans la pensée de Malcolm X:

  • L’Islam “véritable”: ce qui ressort de son pèlerinage (dit Hajj) est sans doute sa découverte d’un autre visage de l’Islam, plus traditionnel. Son expérience est marquée par la manière dont la Mecque est un lieu d’harmonie où les inégalités entre les races disparaissent. La diversité des origines des pèlerins et sa rencontre avec des musulmans blancs est un vrai déclic dans sa perspective transnationale. Il estimera l’Islam comme la religion nécessaire à réunir blancs comme non blancs.

« Jamais je n’ai connu d’hospitalité aussi sincère ni de fraternité aussi bouleversante que celles des hommes et des femmes de toutes races réunis sur cette vieille Terre Sainte, patrie d’Abraham, de Mohamed et des autres prophètes des Saintes Écritures.  Durant toute la semaine qui vient de passer, j’ai été à la fois interdit et charmé par la bonté et la gentillesse déployées, autour de moi, par des personnes de toutes les couleurs. 

(…)

« Il y avait des dizaines de milliers de pèlerins, qui étaient venus de partout à travers le monde.  Ils étaient de toutes les races, il y avait des blonds aux yeux bleus et des noirs africains.  Mais nous nous soumettions tous aux mêmes rituels, dans un esprit d’unité et de fraternité que mes expériences, aux États-Unis, m’avaient amené à croire impossible entre un Blanc et un Noir. 

« L’Amérique a besoin de comprendre l’islam, parce que c’est la seule religion qui ignore le racisme.  À travers mes voyages dans le monde musulman, j’ai rencontré, discuté et même mangé avec des gens que nous aurions considéré comme des Blancs, aux Etats-Unis – mais la mentalité du Blanc était absente de leur esprit et avait été remplacée par l’islam.  Jamais auparavant je n’avais vu une telle fraternité réunissant des gens de toutes les races. 

« Peut-être serez-vous renversés par ces mots, surtout venant de moi.  Mais ce que j’ai vu et vécu au cours de ce pèlerinage m’a obligé à réviser certaines idées qui étaient miennes, à rejeter certaines conclusions auxquelles j’étais parvenu.  Cela n’a d’ailleurs pas été très difficile.  Car en dépit de mes fermes convictions, j’ai toujours été un homme qui sait faire face à la réalité et qui l’accepte, qui aime vivre de nouvelles expériences et apprendre de nouvelles choses.  J’ai toujours gardé un esprit ouvert, ce qui est nécessaire à une flexibilité qui va de pair avec toute quête intelligente de la vérité. 

« Au cours de mes onze derniers jours, ici, dans le monde musulman, j’ai mangé dans le même plat, bu dans le même verre, dormi sur le même tapis et prié le même Dieu que mes frères musulmans aux yeux les plus bleus, aux cheveux les plus blonds et à la peau la plus blanche qui soient.  Dans leurs paroles comme dans leurs actes, les musulmans « blancs » sont aussi sincères que les musulmans « noirs » d’Afrique, qu’ils soient du Nigéria, du Soudan ou du Ghana.  Nous sommes véritablement frères. Parce qu’ils croient en un seul Dieu, ils excluent de leur esprit, de leurs actes et de leurs comportements toutes considérations raciales.

« J’ai pensé, en les voyant, que si les Blancs américains admettaient l’Unicité de Dieu, ils pourraient peut-être admettre également l’unicité de l’homme et ils cesseraient de s’affronter, de nuire à autrui pour des raisons de couleur.”(…) (l’intégralité de la lettre, ici: source.

En publiant cette lettre dans les médias américains, Malcolm X est conscient de signer sa mort – qu’il a évité à plusieurs reprises – car c’est une contestation publique de la Nation de l’Islam. Il dira d’ailleurs lors d’une interview “Je suis déjà un homme mort”.

http://www.youtube.com/watch?v=DliPKgxtpTo

  • Il rencontre plusieurs intellectuels (dont Maya Angelou, Baldwin et d’autres) et dirigeants durant son périple, diffusant la réalité de la ségrégation raciale et restera touché par les témoignages de solidarité entre communautés noires et musulmanes. Entre découvertes des dialectes africains et de différentes cultures et conversations éclairantes sur le pouvoir noir (qui sera le titre d’un de ses textes), il incitera le panafricanisme à inclure l’homme Afro-américain et à maintenir une réelle collaboration entre ces mouvements. Il est intéressant de noter que ce retour en Afrique s’ancre dans l’idéologie de Marcus Garvey, que le père de Malcolm X diffusait, toujours dans une démarche d’empowerment.
  • Au-delà de l’empowerment des communautés noires, l’évolution de son discours s’élargit de nouveau dans cette manière de prôner l’égalité au nom de l’humanité des individus. Sans contester le problème racial et le système sur lequel il repose, son rapport aux Blancs est profondément marqué par les musulmans blancs qu’il a rencontré lors de son voyage, et qui le traitaient comme un homme, et non comme un Noir.

Le 21 Février 1965, Malcolm X est assassiné de plusieurs balles, par des membres de la Nation de l’Islam lors d’un rassemblement avec l’Organisation de l’Unité Afro-américaine.

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Limites et points d’analyse

Vous ne croyiez quand même pas que je n’allais pas critiquer les défauts de ce livre ? Si l’homme est l’une des figures les plus marquantes et les plus inspirantes de l’histoire de la lutte noire, il demeure certaines limites dans la philosophie du leader. Tout le monde s’accorde sur le fait que ces limites auraient été dépassées, du fait de sa capacité à évoluer, nous l’avons vu, et du fait qu’il est possible de lire certains éléments de la pensée de Malcolm X comme des points intersectionnels (notamment cette tendance à l’intersection des luttes).

  • Misogynoir (misogynie spécifique à l’encontre des femmes noires) : je serai toujours soufflée de voir avec quelle aisance des hommes militants antiracistes sont capables d’analyser le désir de la femme blanche et une relation avec elle comme étant une ascension sociale SANS MÊME analyser ce que cela induit : un rejet de la femme noire. Un angle mort qui, dans le discours de Malcolm X transparaît quand il décrit les trois femmes qui l’ont inspiré dans sa vie comme des femmes noires d’exception, en opposition à la norme. On tombe lamentablement dans la femme noire pêcheresse, incapable d’avoir un statut social à moins d'”agir comme un homme” et dont la dignité ne serait effective que dans la soumission à son mari. Oui, je sais, ça fait mal. Son vécu dans les ghettos y ait pour beaucoup dans sa perception.
  • Queer: et si Malcolm X était gay ? : l’intérêt de cette assertion n’est pas de faire du people ici, bien sûr, mais toujours d’étudier le caractère politique de cette hypothèse. Ce très bon article résume les implications que supposerait la potentielle homosexualité de Malcolm X. Dans cette campagne de la dignité de l’homme noir, il y avait bien sûr cette injonction à la masculinité et au virilisme, et aussi les implications religieuses, l’article stipule que la Nation de L’Islam aurait supprimé tous les documents relatifs à cette hypothèse. Aujourd’hui, des témoignages entrecroisés sous-entendent qu’il était homosexuel soucieux de nier son orientation comme l’obligeait la société des années 60.
    (Rappelons qu’actuellement, la publication de son journal intime fait débat aux Etats-Unis, d’ailleurs). Bref, une hypothèse intéressante, je recommande cet article qui met en évidence notamment que le radicalisme de mouvements comme les Black Panthers se traduisait aussi dans la prise en compte des questions queer.
  • Toxicophobie, prostitution : par manque de connaissances, je ne vais pas me risquer à analyser la prostitution des femmes noires et les intersections que cela signifie, mais je trouve qu’il y aurait un point à creuser, notamment sur les afro-américains drogués des ghettos. Une réelle intersection entre classe, race, et prostitution serait intéressante, et également en lien avec la toxicophobie.

Un Livre pour qui ?

  • Pour toutes les communautés afros: juste à côté du roman Racines d’Alex Haley (oui, ceci est une injonction). Plus sérieusement, je crois que l’un des livres qui a le plus marqué ma vie.
  • Pour celleux qui se disent antiracistes, militant ou non : je pense que l’on mesure vraiment son antiracisme si l’on est capable de comprendre et de faire face à l’autobiographie de Malcolm X. Il est impératif de sortir d’une conception binaire Martin Luther King VS Malcolm X pour se rendre compte que cette binarité dévie le débat et l’apprentissage de ce qu’est le racisme; alors qu’il s’agit seulement de deux modes opératoires issus de l’antiracisme américain. Aussi, il rendra compte de la position de certains militants antiracistes intersectionnels.
  • Pour celleux que ça intéresse : ce n’est pas une lecture confortable. Et c’est bien pour ça que ce livre est marquant.


Les articles précédents :

Malcolm X : le Diable de l’antiracisme.
Malcolm X : Islam et culture de l’empowerment, part 2

Vous pouvez consulter la série d’articles sur “Why cant we wait” de Martin Luther King , ici.

 

 

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