Interrogations sur l'antispécisme et ses intersections

Antispécisme :
S’oppose à la maltraitance et la consommation des animaux.
L’espèce à laquelle appartient un être n’est pas une justification nécessaire pour décider de la manière dont on doit le traiter ou des droits qui lui sont accordés. (voir ici).

 

Après avoir reçu des questions sur mon ask à ce sujet, voilà deux jours que je cherche des articles critiques sur l’antispécisme, ou du moins un traitement non-occidentalocentré. Et le seul article qui allait dans le sens de ce que je pensais est l’article protégé de MsDreydful qui lui avait valu un bashing monumental sur Twitter – un parmi tant d’autres.

Malaise. Y aurait-il une parole tabou ou un champs non exploré de l’antispécisme ? J’ai eu le retour de certain(e)s personnes racisé(e)s antispécistes, notamment sur mon ask. Je les remercie d’avoir témoigné sur leurs expériences, car elles ont eu le mérite d’attiser mon habituelle curiosité de “ce dont on ne parle pas”. Et mon impression s’est quelque peu confirmé car les articles trouvés sont essentiellement anglophones.

Mon sentiment premier vis-à-vis de l’antispécisme est le même que je ressentais vis-à-vis du féminisme TM : je ne me sens pas concernée à cause de cette sensation que l’antispécisme concerne certains profils, et que ce que j’ai touché de plus près étaient les dérives racistes de ce mouvement – pour rappel, la traite négrière est souvent le token favori qui est revenu dans ma TL.

Heureusement, grâce à un groupe FB très intéressant en terme de ressources, on m’a suggéré des perles. Mais avant d’y venir, voici les quelques angles de réflexion qui m’ont poussé à faire ces recherches :

  • Discours occidentalocentré et jugement de valeurs des cultures : j’en parlais une fois avec @lasalegarce d’un certain discours occidentalo-centré. Un de ces discours énonce les modes alimentaires d’autres cultures comme exemples (auquel cas ce qui est problématique, c’est de faire abstraction du contexte. C’est un peu l’histoire du “regardes eux, ils se passent de viandes!”: par exemple, au Congo Brazzaville, selon les régions, un plat à base de feuilles de manioc et de poisson changera de composition selon la situation économique des régions. Celles qui privilégient uniquement des feuilles de manioc et de l’huile de palme, ce sera pour des raisons à la fois économiques et culturels. Il y a donc un côté token très dérangeant à vouloir calquer une narration antispéciste sur des groupes qui ont clairement un certain mode alimentaire par contraintes ou selon des facteurs de non privilégiés. C’est une des dérives problématiques.
  • Classisme : Je crois que la question du classisme touche également la question écolo (avec le Bio), végé et antispéciste également et qu’il n’y a pas besoin d’aller voir dans les pays du Sud pour s’en rendre compte. Bien que personne ne cherche à obliger les autres à adhérer à l’antispécisme ou au végétarisme, j’ai suivi quelques discussions çà et là où l’argument de classes semblait gêner.

Je sais d’avance que mon article ne va pas plaire à tout le monde – comme d’habitude, lol – mais évitons les #NotAllAntispecist, ceci est un angle choisi pour aborder la question, et j’ose espérer que ça éclairera les personnes qui voulaient avoir mon avis sur le sujet et alimenter un dialogue 🙂

Antispécisme, et son discours occidentalocentré:

Sur le premier point, deux citations :

“Il va sans dire que personne ne devrait tirer sur ou être cruel à l’égard un chien, et que les espèces en voie de disparition doivent être protégées et nourris. Il est aussi probablement vrai que les Caucasiens* sont actuellement surreprésentés dans les professions d’origine animale en Amérique et en Europe, tout comme ils sont surreprésentés dans les professions en général. PBS, qui est généralement assez sensibles à la représentation raciale, montre beaucoup de blancs sur ses programmes aussi. Mais il y a des façons de présenter une certaine réalité déséquilibrée de manière à ne pas normaliser ou exacerber (et il y a une grande population internationale de professionnels de couleur qui doit être dépeint ainsi). Perpétuant des notions colonialistes [en considérant] une populace  ignorante et cruelle, nationale ou étrangère, ignore complètement les réalités contextuelles qui pourraient réellement aider à résoudre le problème si elles sont reconnues.”Par Dani de The Vegan Ideal, source

Même si tout y est dit, Dani soulève un point essentiel des discours militants en Occident et leur portée souvent paternaliste (qui, pour le coup, est une problématique intersectionnelle: si le racisme et le sexisme ont à subir ce discours, l’antispécisme également). Et les acteurs/actrices de ces discours sont multiples :

Entretien avec Angela Davis et Eduardo Mendieta :
[Davis:] … Qu’ont à dire les femmes dans ces régions du monde, qui souffrent le plus de la politique de Bush axée sur la guerre mondiale, aux féministes occidentales? Il me semble que celleux d’entre nous ici aux Etats-Unis qui sont intéressés par un projet de féministes transnationales servirait mieux la cause de la liberté en posant des questions plutôt qu’en faisant des propositions. Donc, je voudrais savoir comment les militantes féministes et la classe ouvrière dans les pays tels que l’Irak pourrait envisager le rôle le plus productif pour nous. En attendant, nous devons continuer à renforcer le mouvement anti-guerre.
[Mendieta:] Vous remettez en question l’hypothèse paternaliste dans ma question, que les féministes en Occident, et les Etats-Unis, font l’école aux femmes islamiques sur la façon de procéder. Elles peuvent faire elles-mêmes ce travail.
[Davis:] Exactement. Nous n’avons pas encore dépassé le stade de l’hypothèse où les féministes les plus avancées dans le monde – qu’elles soient blancs ou des personnes de couleur – résident aux États-Unis ou en Europe. C’est une forme de racisme qui exclut la possibilité de la solidarité. source

Comme Angela Davis le montre, si être racisé(e) et antispéciste signifie être victime des dérives racistes éventuelles au sein du mouvement, on peut être racisé(e) et occidental(e), et donc reproduire ce schéma paternaliste dans l’énonciation et la dénonciation du spécisme non-occidental.

 

La preuve en est l’existence d’un véganisme afrocentrique fondée par la reine Afua, comme réponse à un véganisme occidental. Je vous invite à vous pencher sur les travaux du site Sistah Vegan, une doctorante qui met en relation le véganisme, le racisme systémique comme vecteur des sources de richesse et de nourriture, entre autres choses. Voici un extrait de son témoignage sur une conférence donnée à ce sujet :

En Novembre 2011, j’ai été invitée à donner une conférence à propos du véganisme et études critiques de la race à l’UC Berkeley. J’ai décidé de parler de la façon dont le véganisme de la Reine Afua est une réponse afrocentrique à la blancheur coloniale et réponse aux séquelles de l’esclavage qui ont manifesté des disparités et des inégalités dans les aliments et l’accès aux soins de santé pour les noirs. Je n’ai jamais été autorisée à compléter mon exposé, car j’ai été constamment interrompu par les membres blancs de l’auditoire qui étaient irrités que Afua ait demandé aux femmes noires de pratiquer le végétalisme pour décoloniser leurs pratiques alimentaires et ne mentionne rien au sujet des droits des animaux. Malgré moi j’ai essayé d’expliquer que la cuisine n’est pas oppressive pour toutes les femmes, et que, historiquement, la deuxième vague blanche féministes de la classe moyenne a une relation collectivement différente de l’espace de la cuisine que les femmes noires, j’ai également été interrompue par les femmes blanches qui étaient irritées que selon Afua, l’autonomisation des femmes noires signifiait que les femmes noires doivent récupérer l’espace de cuisine comme le lieu central d’une  résistance et de construction de la nation noire.

De toute évidence, dans cet exemple précis, la résistance à laquelle A. Breeze Harper, l’auteur du blog, a fait face est justement ce besoin de donner une lecture occidentalocentré à des éléments externes. Là où Harper essaie de resituer les implications d’un type de véganisme, l’auditoire veut soustraire ce dernier aux codes d’un véganisme occidental.

Classisme et Guerre de classes.

Du côté du classisme, j’ai appris pas mal de choses. Une bonne surprise est cette analyse du blog VeganforPoC sur le véganisme comme moyen d’émancipation d’un système spéciste qui érige la viande comme signe de réussite sociale (par exemple des plats onéreux et rares selon les pays sont les témoins d’une certaine richesse et ils sont souvent composés de viande) et que le maintien de la consommation de produits peu sains pour la santé est un moyen de maintenir des classes populaires :

Il a pu être observé que pour beaucoup le végétalisme, comme il est connu en particulier en Amérique du Nord, est associée à des classes supérieures et à des populations privilégiées, mais le véganisme à la base est en fait potentiellement le plus révolutionnaire. Aux États-Unis, les communautés pauvres de couleur sont souvent privées de l’accès à des aliments frais et sains, et se trouvent de manière disproportionnée victimes de maladies issues de ces régimes alimentaires et des modes de vie occidentaux. Cela fait partie de la guerre des classes, tel que je le vois: en les gardant appauvri le plus longtemps possible ils ne peuvent être en bonne santé, ni avoir une longue espérance de vie et et donc ne peuvent être hautement fonctionnel [afin] d’exceller en tant qu’êtres humains. Les élites ne se soucient pas vraiment à améliorer ce problème.

Cet aspect de la question relève davantage de la corrélation entre capitalisme et spécisme, mais je trouve qu’il est une intéressante brèche vers la notion de classe, sur lequel l’article – pas parfait, mais intéressant sur cette donnée précise – “Is veganism another white privilege ?” énonce quelques exemples qui montrent que le véganisme est un privilège en termes de classe: l’accès aux ressources qui varie selon le lieu, le temps accordé à la préparation des plats qui n’est pas possible lorsqu’un individu cumule plusieurs jobs, etc.

A. Breeze Harper de SistahVegan va plus loin un peu plus loin en poussant son point de vue sur les intersections que cela suppose aux USA:

J’ai malheureusement toujours l’impression que l’accesibilité au véganisme comme étant quelque chose pour les gens blancs de classe supérieure est une vérité. Pourquoi? Parce que le système alimentaire aux Etats-Unis est structuré d’une manière qui profite à la classe blanche privilégiés d’avoir accès plus «facilement» à un régime végétalien bien planifié[…] mais comme “Précision Afrikan”(un autre commentateur) le disait, les racines du végétalisme ne sont pas élitistes et si le système alimentaire mondial n’était pas si ancré dans le capitalisme impérialiste, néo-colonialisme, et des hiérarchies raciales de puissance, le véganisme pourrait être une possibilité pour beaucoup de gens qui sont par ailleurs entravé par le classisme et le racisme environnemental. source

Insistons bien sur l’importance du contexte : le fait que les systèmes occidentaux ont parfois souvent les mêmes mécanismes et engrangent des rapports de force et de domination similaires nous permettent ici d’étudier le cas des USA comme indicatif des cas européens, dont français.

On a parlé de véganisme ici, condition souvent relative à l’antispécisme. Le fait est qu’il y aurait encore énormément de choses à dire à ce sujet. Je précise que les gens cités ont tous témoigné à un moment ou un autre de la complexité de l’antispécisme due à ces corrélations et, n’étant pas vegan, le but de ce post est davantage une ouverture à des thématiques que je n’ai pas vu du côté FR – et dont l’absence me fait tiquer. Je m’arrêterai donc ici.

Comparaison avec l’esclavage, le goût amer.

Aux vues des nombreuses intersections que cela implique, certain(e)s comprendront peut-être pourquoi en tant que femme noire je ne me sens pas totalement indifférente à la question de l’antispécisme, mais je vais approfondir ce point. Je reprendrais d’abord cette citation d’Alice Walker trouvée sur le site de Peuvent-ils souffrir ? :

« Les animaux du monde existent pour des raisons qui leur sont propres. Ils n’ont pas été faits pour les humains pas plus que les noirs ont été faits pour les blancs ou les femmes pour les hommes. » Alice Walker

Si je suis d’accord avec cette affirmation, je suis tout de même très heurtée par les dérives que cette assertion a donné, à savoir le petit florilège de dérives racistes de certain(e)s antispécistes, du post de blog individuel à l’organisation internationale (exemple : la PETA qui a surfé sur la vague du meurtre de Trayvon Martin).  Un commentaire lu par hasard relevait un peu ce qui me gênait.

“L’argument de l’animalisation est différent de la comparaison des animaux et des esclaves, qui, avec l’abandon des contextes des institutions de violence, est souvent simplifié, où tous les animaux sont comme universellement opprimés par une humanité indifférenciée. Des termes comme «spécisme» peuvent risquer cette même erreur, car ils ont tendance à gommer les disparités énormes entre les êtres humains. (Il y a d’autres arguments théoriques qui pourraient parler de PoC que je travaille sur un article que j’écris-je l’espère plus sur cela plus tard.) ” (commentaire d’Indo)

A peu de choses près, ce commentaire résume un peu mon opinion : si je veux bien entendre que les mécanismes de l’esclavage sont similaires à l’asservissement des animaux, je ne tolère pas la dérive autour de l’argument de l’animalisation. Dans ce rapport des animaux VS une humanité indifférenciée, cette même humanité a sciemment causé des disparités raciales, s’est servi de la race pour par la suite animaliser une minorité – puis continuer sur des siècles à maintenir ces personnes comme des sous-humains, puis des sous-citoyens. Des populations ont été décimées parce qu’on les a animalisé. Pour résumer, on a ôté le droit à ces populations d’être des humains avant même qu’ils aient pu jouir d’une quelconque fierté ou de se penser supérieure pendant des siècles. On ne leur a pas donné ce choix. Donc bon, prendre des exemples historiques hors de leur contexte pour servir un discours, je crois que ces évènements ont déjà assez de mal à être lus et considérés pour ce qu’ils sont pour qu’il y ait des dérives comme j’en ai vu çà et là sur les réseaux sociaux.

Aux vues de ces quelques éléments, je pense que les éceuils de l’antispécisme fr rejoignent les éceuils d’autres mouvements : l’importance du contexte et les rapports de force qu’impliquent les discours occidentaux.

*Pour rappel “caucasien” est utilisé, à tort,comme synonyme de blancs, mais on prendra compte ici du contexte US. Je vous invite quand même à faire quelques recherches sur cet abus de langage.

Alors, Mrs Roots ?

Il est presque 3h du matin. Et pourtant, il y aurait encore des choses à dire.

J’ai énormément appris mais la difficulté à avoir ces sources et le manque de contenus français portant sur ces thématiques me font tiquer, me renvoyant à cette période où je ne me sentais pas concernée par un féminisme qui ne parlait pas de femmes comme “moi”. Pourtant, les quelques articles fr que j’ai retrouvé se réclament d’être intersectionnel mais la manière dont ces intersections étaient abordées est toujours sommaire ou ponctuelle.

En 2014, Christine Taubira se fait encore caricaturer en forme de singe et reçoit des bananes. Des joueurs de foot, aussi. Quand on est dans une société qui vous animalise constamment pour votre couleur de peau, et ce, jusque dans votre sexualité de femme noire (“ces sauvages” et autres fantasmes écoeurants), voilà le contexte dans lequel on me demande si je suis antispéciste. C’est mon contexte, ma sensibilité. A. Breeze Harper l’a compris et c’est pour cela qu’elle a créé son blog et qu’elle voue ses recherches à ces différentes parts d’identités qui s’entrecroisent. Pour l’heure, je dirais que je suis dans un entre-deux: je conserve une part spéciste – pour diverses raisons – et  parce que ma lutte implique d’être considérée comme un être humain à part entière, qu’encore en 2014, il y a des traces de cette animalisation et que lorsque je dénonce celle-ci, on la nie et pourtant je suis d’accord avec l’argumentaire antispéciste et favorable au biocentrisme.

Enfin, je pense que l’implication particulière de la communauté afro pourrait changer ma façon de voir les choses par sa vision très riche et de l’empowerment (surtout quand des voix comme celle d’Angela Davis y participent).

Bon, allez, bonne nuit.

Pour aller plus loin:

/! A lire : Je suis un-e animal-e , point de vue d’une militante antiraciste et antispéciste :

“Loin de vouloir occulter la condition animale qui nécessite analyse et mobilisation pour elle-même,  ce texte réagit à un rouleau compresseur constant.
Spéciale dédicace à tellement de personnes. Mais tellement. Des camarades de lutte aux beaufs violents des stades de foot, des camarades de classe aux intellectuel·le·s dans la négation, de monsieur et madame tout-le-monde des valeurs et la bien-pensance à notre ami Victor Hugo, du chauffeur de bus aux jeunes bourgeois éméchés, du gardien de la “paix” de mon ancienne cité au passants qui se croient tout puissants, du prêcheur du dimanche à l’institutrice éclairée, des flics qui étouffent aux gouvernements qui font de même, en toute légitime défense… Enjoy, il y en a pour tout le monde…”
 

Is veganisme another white privilege ?

Le site génial de Vegan of Color avec deux portails très intéressants:
– Colonialisme : http://vegansofcolor.wordpress.com/tag/colonialism/
– Être femme noire et vegan : http://vegansofcolor.wordpress.com/2008/05/07/the-cult-of-veganism-or-sit-down-shut-up-little-brown-girl/

Sur le site génial(bis) de SistahVegan, je recommande tout le blog.
– post “clé” sur l’intersection race, classe et véganisme : http://sistahvegan.com/2010/04/18/addressing-race-and-class-privilege-at-sfsu-holistic-health-conference/
– post “clé” sur la comparaison à l’esclavage.

Côté livres:
”The Training of Black Men” by WEB Du Bois in Souls of Black folk (the copyright has expired so it’s free on google books and elsewhere)

Bell hooks’ “Eating the Other” in Black Looks

The Dreaded Comparison: Human and Animal Slavery, par Marjorie Spiegel avec une préface d’Alice Walker

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