Nappy : seulement une affaire de cheveux ?

“D’accord, mais faudrait penser à te coiffer !”

C’était l’été dernier. Un été ensoleillé à Paris, une visite anodine à une grande tante aux cheveux courts et crépus. J’avais déjà eu la peur au ventre à l’idée d’arriver dans les locaux de l’entreprise où je faisais mon stage à cette époque. La raison ? Mes cheveux relâchés, cernés d’un headband. C’est ce que l’on appelle plus communément un afro, mais encore aujourd’hui je me demande si son simple nom n’est pas révélateur de tout ce que cela induit. J’étais donc chez ma grande tante, dans le cercle familial, espace donc familier et safe dans notre société, celui où l’on peut être soi-même. Pourtant, ça n’a pas raté. Un regard appuyé sur ma chevelure, de ceux que j’avais rencontré dans le métro, dans la rue, dans les magasins, dans la boulangerie où j’avais pris mon déjeuner. J’attendais cette remarque et pourtant, quand bien même je m’y étais préparée, elle me sembla injuste.

A cette période, je découvris le “nappy“.

NAPPY QU EST CE QUE C EST ?

Les définitions se croisent et s’entrecroisent, mais pour faire simple, le terme nappy désigne l’état des cheveux afros au naturel, n’ayant pas subi de traitements chimiques comme le défrisage, et sans recours aux tissages. Il se concentre sur la valorisation du cheveu naturel (coiffures protectrices nattes, afro puff, locs, etc). Ce terme s’est étendu et est devenu qualificatif d’une personne : on dit d’une personne “nappy” quelqu’un conservant ses cheveux au naturel, mais cela peut faire référence à un mode de vie, ou de pensée. Le fait est qu’être nappy souligne le fait d’assumer la nature crépue du cheveu face à la société.

Qu’est-ce qu’une histoire de cheveux à avoir avec la société ?

“Je peux toucher ?”, “Comment tu fais pour coiffer  CA ?”,”Moi, je ne pourrais jamais”, “faudrait songer à coiffer tout ça hein”, “va te faire tresser, y a pas idée de sortir avec une tête pareille”. Mesdames et messieurs, je vous présente la société face à une personne arborant un afro. Je ne peux restituer les regards appuyés ou amalgames faits entre cheveux crépus et saleté/négligence qui sont faits mais sachez que ces préjugés font bien partie de cette liste.

Qu’il s’agisse des propos ambiants ou de la représentation qu’en font les médias, l’état naturel des cheveux afros est présenté dans une singularité problématique par rapport aux modèles de beauté véhiculés, tourné en dérision (dois-je mentionné l’origine des cheveux de clown ? Google, mes amis).

“I am a bit of a fundamentalist when it comes to black women’s hair. Hair is hair – yet also about larger questions: self-acceptance, insecurity and what the world tells you is beautiful. For many black women, the idea of wearing their hair naturally is unbearable.”

“Je suis un peu fondamentaliste quand cela vient aux cheveux des femmes noires. Les cheveux sont des cheveux – cependant, il y a des questions plus larges: l’acceptation de soi, l’insécurité et ce que le monde vous dit être beau. Pour beaucoup de femmes noires, l’idée de porter leurs cheveux au naturel est insupportable.”
Chimamanda Adichie Ngozi

Dans le reportage ‘Les marches de la liberté” de Rokhaya Diallo, des étudiantes afro-américaines s’étonnaient même de voir la ministre Christiane Taubira arborée des tresses, compte tenu de sa fonction politique et précisaient qu’il leur serait impossible de faire la même chose aux U.S.A selon les postes qu’elles occuperaient. Par le rejet du cheveu afro naturel, et le déni de ce qu’il est en faveur de la manière dont il est perçu, les cheveux afros subissent les mêmes mécanismes nocifs d'”assimilation” et d'”intégration”, similaire à la corrélation faite entre ascension sociale et les couleurs de peau plus claires. S’il est évident que les femmes afros ont chacune un rapport individuel à leurs cheveux, on ne peut néanmoins nier les discours stigmatisants vis-à-vis de la texture crépue de cette chevelure au sein des diaporas, le tout encensé par une pression sociale omniprésente et oppressive.

Les femmes noires ne sont pas les seules victimes de cette marginalisation, mais leur position de femme noire les rende victimes d’une pression sexiste et raciste, étant donné que le cheveu crépu appartient à un imaginaire raciste en tant que trait négroïde et qu’en tant que femme, elles font l’objet d’une pression sexiste visant leur apparence. Lupita N’yongo est l’exemple même de l’incarnation de ces caractéristiques au coeur de cette industrie, et son succès auprès des communautés afros s’explique notamment par cette réalité.

Le nappy apparaît donc pour beaucoup comme une réponse vindicative, une réappropriation d’un trait physique lourdement stigmatisé et marginalisé, pour lequel il est nécessaire de faire une campagne et de le revaloriser à la face du monde.

Sommes-nous toutes crépues ?

Comme le colorisme (c’est-à-dire les impacts sociaux liées aux degrés de couleur de peau – en gros), le degré crépu du cheveu afro varie, et l’uniformisation d’un grain de cheveu négroïde appartient également à une représentation raciste : on le voit dans les gammes de produits capillaires où un shampoing est destiné à lui seul aux cheveux frisés, bouclés, crépus, etc. Dans les cercles nappy, la question est donc posée : quel type de cheveu as-tu ? Cette simple question ouvre et prend en considération les textures des cheveux; et met d’ailleurs en avant  un système de classification  très peu connu. La texture très souple et bouclée sera donc privilégiée et appréciée aux dépends d’une texture très crépue : plus le cheveu se rapproche d’une texture lisse et souple, aux boucles apparentes, plus il se rapproche des modèles de beauté véhiculés.

On peut donc s’interroger sur l’ambiguïté d’un imaginaire nappy qui suscite l’image d’un cheveu afro idéal, motivé par le culte de la pousse à tout prix, stimulé bien souvent par le fait de prouver que les cheveux afros peuvent être longs “eux aussi”… Prouver “malgré leur différence” ? Et à qui ? La sublimation du cheveu afro peut  parfois supplanter l’acceptation.

En conséquence, l’axe d’acceptation peut être problématique selon ce qu’il vise : l’acceptation aux yeux de la société ? de la communauté nappy ? des diasporas ?  N’est-il pas plus logique d’accomplir une acceptation de soi plutôt qu’extérieure à soi ?

Nappy, un mouvement ou une tendance ?

Il est difficile de mesurer l’impact de ce phénomène, ou encore d’identifier ce qui relève du mouvement ou de la tendance. J’ai relevé à titre personnel, et de manière non exhaustive, les symptômes de ce phénomène.

  1. En terme de mouvement, il est clair qu’il y a une mobilisation puisqu’elle reste marquée par une scission réelle : en effet, l’effervescence du nappy a conduit un discours radical sévère envers les femmes noires ayant recours aux tissages et/ou aux défrisages; dénonçant le caractère aliéné que Frantz Fanon évoquait lui-même dans Peau noire, masques blancs par cette tentative de se rapprocher des codes de la beauté occidentale. Comme tout mouvement, le nappy a ses radicales, dirons-nous.Pour autant, ce radicalisme n’est pas inexpliqué mais plutôt symptomatique d’une prise de conscience : pourquoi faudrait-il cacher/porter “en attendant” la nature réelle des cheveux afros ? Pourquoi devrait-il être source d’un compromis perpétuel avec le cadre du travail là où une femme aux cheveux lisses n’aura pas les mêmes regards ? Pourquoi, aujourd’hui en 2014, certaines femmes noires doivent se réhabituer à marcher dans la rue avec un afro, avec la peur des regards ? Le radicalisme d’une part du mouvement nappy est une réponse à un climat anxiogène, ancré depuis  très longtemps et qui varie selon les pays. Aux U.S.A, beaucoup de conférences et salons ont été initiés par des blogueuses, phénomène qui se retrouve en Europe, plus timidement selon les endroits.Ce radicalisme tire également ses racines dans le mouvement des Black Panthers ou plus largement des Black Feminists comme Angela Davis.
    S’ajoutant à cela l’aura des locks – qui ne sont pas exclusives à la culture rasta, mais rencontrent différentes déclinaisons selon les pays et ethnies – on peut donc considérer que la force de ce consensus puise ses racines au coeur de différentes diasporas noires.
  2. En terme de tendance, personne n’a raté le boum des tumblr nappy, ni même les blogs destinés aux cheveux afros naturels. Mais cette tendance s’est particulièrement cristallisée par son esthétique et ses icônes. Le meilleur exemple est sans conteste le clip Losing you de Solange Knowles, affublée du titre d’it-girl et icône du nappy.


    Esthétique des sapeurs congolais, looks afros ultra léchés et coupe emblématique afro : un univers artistique qui peu à peu prend le pas dans les grandes industries, notamment celle de la mode avec une expansion du wax, un tissu africain, dans les plus grands défilés.
    Néanmoins, le nappy n’est malheureusement pas exclusif à une démarche de réappropriation; les grandes marques de shampoing et autres cosmétiques bio, handmade et co. se multiplient et veulent croquer dans la même pomme; à coup de karité et de senteur noix de coco pour conquérir un public conscient des failles dans ce que le commerce leur propose. La tendance dilue ainsi la traçabilité des différents acteurs, entre opportunistes et réelle possibilité de faire émerger d’autres design basés sur des codes esthétiques culturellement différents.

  3. Il y a également une démarche body-positive derrière cette réappropriation : les blogs personnels de certaines femmes retracent souvent comme un parcours évolutif de leur retour aux cheveux naturels. On pourrait même dire que celle-ci a une narration récurrente : l’instant du big chop, soit le rasage des cheveux abîmés par les produits chimiques ou dont le grain a souffert de son traitement sur plusieurs années; puis la repousse et avec elle, il y a parfois une conversion à un mode de vie plus sain en terme d’alimentation, de l’implication de soi dans des produits fait-maison, etc. Si ce schéma est bien sûr approximatif, il résume ce que l’on retrouve dans différents profils d’adeptes nappy sur le net.Cet engouement permet la visibilité des documentaires comme Dark Girls sur le colorisme, ou la production d’images body-positive dans des campagnes comme “I am a girl I am beautiful the way I am”.

Nappy, exempt de tout reproche ?

Nous l’avons évoqué plus haut, un discours pénalisant à l’égard des femmes n’étant pas nappy peut reproduire les rouages d’une élite, se rapprochant d’un idéal de la femme noire. L’appel à la prise de conscience fait souvent place au jugement impartial, niant ainsi que, malgré le modèle positif qu’incarne le nappy, il est question avant tout de choix d’une femme et d’individu – ce qui n’est pas sans rappeler le discours de la bonne féministe/la bonne femme dans le milieu militant. Poser en prophète ces différentes icônes est juste une autre manière d’imposer des diktats de beauté dont la narration serait différente : c’est le principal écueil.

Ce qu’il me paraît intéressant ici, est de comprendre en quoi le cheveu afro devient politique comme le dit  Chimamanda Adichie Ngonzo : c’est l’ensemble des rapports de domination reposant sur les discriminations actuelles qui contribuent à la consolidation de structures et d’espaces safe. Le mouvement nappy émerge comme étant une plateforme où le radicalisme de certaines communautés est une réponse préventive à un marché varié et opportuniste : les acteurs relèvent à la fois du designer indépendant créant sa propre marque que des grandes firmes occidentales, et tous contribuent à un imaginaire de la femme noire dont différents aspects seront grossis selon les dominants. Les dynamiques économiques et culturelles sont donc  indissociables.

Penser le nappy comme une futilité capillaire, c’est juste intégrer le discours réducteur des magazines féminins pour mieux ignorer en quoi la valorisation du cheveu afro est un symptôme d’une oppression beaucoup plus grande.  Il formule, dans un premier temps une réponse à une narration raciste et sexiste (car les hommes contribuent, activement ou passivement, au maintien de ces oppressions en se tournant eux aussi vers les modèles occidentaux véhiculés, la femme à la longue chevelure blonde, etc); mais aussi propose une ouverture body-positive pour la femme noire qui, au cours de l’histoire, a été animalisée et est encore aujourd’hui hypersexualisée (rappelons que la Vénus Hottentote avait été exposée uniquement à cause de son physique et que ses organes génitaux ont justifié la fascination de médecins français, au point de conserver son corps. Just saying…).

Le nappy n’est donc futilité que si on le traite comme tel.

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