La Minute Litté – Pouvoir s'identifier positivement, un défi

Chimamanda Ngozi Adichie

Bonjour à tous !

Beaucoup me demandent d’où et de quand date mon intérêt pour la littérature afro-américaine, caribéenne, etc. Si une réponse diachronique est attendue, il me semble important d’expliquer le problème d’identification auquel j’ai fait face au cours de ma vie, parfois peu exprimé, et qui s’ancre encore dans l’intersectionnalité. En effet, pouvoir s’identifier positivement dans un roman n’est pas donné à tous. Certains traits de notre identité sont parfois invisibilisés, occultés, ou relayés au second plan. A cette constatation, il est souvent répondu :

  • qu’on ne peut tout simplement pas se reconnaître dans tous les livres.
  • qu’il faut s’accommoder du contexte de l’oeuvre.
  • qu’on n’a pas besoin de s’y identifier physiquement.
  • qu’il nous incombe de faire preuve d’ouverture d’esprit.

Pour les avoir entendues trop souvent, il m’a fallu du temps avant de comprendre que je n’étais pas le problème, et que mon incapacité à me reconnaître trouvait ses racines ailleurs. Voyons ensemble, une par une, ces affirmations. Dans mon cas, je ne me baserai que sur mon expérience de la littérature française et mon statut de femme afropéenne, mais vous êtes libre de faire part de votre ressenti/expérience dans les commentaires, bien sûr ! 🙂

Ma rencontre avec les classiques de la littérature française a été animée d’une curiosité dubitative puis totalement conquise par une chose : la langue. Qu’il s’agisse des pleurs de Phèdre ou de la lettre 81 de la Marquise de Merteuil, j’ai toujours été charmée par le beau français, son intonation, la beauté de sa sonorité et l’impression qu’il était possible de changer de registre infiniment, en une formulation de phrase. Le français est ma langue. Là où certains présupposent en moi la connaissance d’un patois antillais ou une langue étrangère du seul fait de ma couleur de peau, ma langue est le français. C’est par elle-même que je ressens, découvre, m’identifie à la pensée de certains personnages. C’est par la langue que je peux sentir, découvrir une histoire.

Oui mais.

Si une lecture se limitait à son aspect scripturaire, il n’y aurait pas de représentation, pas de figuration. Et là commence les problèmes. Quand on lit les Liaisons Dangereuses, on sait qu’à l’époque on aurait été plus l’esclave de maison ou l’esclave des plantations des îles antillaises, que la Présidente de Tourvelle venue rendre visite à Madame de Rosemonde. Quand on lit le Nègre de Surinam de Voltaire, on comprend que le nègre n’est qu’une performance, un procédé littéraire visant à faire parler de grandes idées. Il est un dictaphone, vide et seulement voué à délivrer de grandes vérités humanistes.

Ce sont dans ces angles morts, de ces personnages dont on ne parle jamais que je peux espérer voir une femme noire. Si l’on tient à percevoir une Atala, ce sera dans une exotisation telle que le personnage n’est plus vraiment femme, mais un fantasme. De plus, ce sera toujours posé en étranger, dans l’exploration d’autres contrées lointaines. Mais moi, je ne suis pas étrangère, je suis tout aussi française que Merteuil ou Madame Bovary.

A l’excuse du contexte historique donc, vous me direz donc : “qu’en est-il de la littérature moderne ?“. Le constat n’est pas très glorieux, sur fond de colonisation et autres. De toute façon, jamais acteurs, toujours en arrière plan pour le paysage. Peut-être est-ce la méconnaissance de certains titres me direz-vous, mais si vous n’avez jamais croisé ces livres où j’aimerais me voir, comment les trouverais-je moi-même ? Pourquoi ne puis-je pas tomber dessus comme on tombe sur un Balzac ?

Femme noire à l’époque victorienne.

Pourquoi trouver un livre dans lequel je me reconnais devrait relever d’un autre type, d’une autre littérature, d’une littérature étrangère, et non celle de mon pays ? Je ne vous parle pas des essais sur la Négritude, mais de fictions, simples, plaisantes. Je peux partager le tempérament de ces héroïnes, leurs sentiments, mais jamais m’y identifier. Ce serait faire preuve de mauvaise foi que de prétendre qu’on ne ressent pas le besoin de se voir, de voir quelqu’un/quelque chose qui nous ressemble. Quand on connaît la catharsis, l’évacuation de nos pulsions les plus extrêmes  par la simple représentation dans le théâtre, quand on sait que le lecteur/spectateur s’investit irrémédiablement dans une oeuvre, ce serait pure mauvaise foi que de le nier et de ne pas comprendre. Pouvoir se représenter est un sentiment humain, car chaque être est doté d’une imagination qui lui permet de rêver, de se penser par rapport à, de se regarder, etc. Quand on choisit un livre et qu’il nous parle, c’est qu’il y a un peu de nous.

Soyons honnêtes, je ne corresponds pas à l’image d’une Française. Celle que nos voisins européens visualisent a des cheveux blonds aux yeux bleus avec un béret, pas des tresses avec des yeux marrons – une vision que certains partis extrémistes s’efforcent de maintenir dans l’imaginaire collectif. Ah, et je suis noire aussi. A moi, il m’est donc demandé de faire preuve d’ouverture, de me contenter de ce que je peux trouver, lire. Longtemps, je me suis dit que j’étais une petite insatisfaite de vouloir voir quelque chose/quelqu’un qui me ressemble dans la littérature que j’aimais. Et quand je cherchais trop, on voyait dans mon dessein une forme de communautarisme. C’est un peu comme chercher une princesse noire chez Disney quand on est enfant, c’est instinctif. Ce que j’ignorais, c’est que cette norme – que l’on connaît trop bien, avec ses diktats de beauté ingérés, etc – touchait ma littérature également.

Il m’était donc demandé d’être ouverte d’esprit face à une norme qui ne me voyait pas. Le plus proche de moi était exprimée dans l’étrangeté, dans l’exotique (= extérieur à soi). J’étais de ces français(es) invisibles à l’oeil nu dans ces fictions. Hors, pouvoir s’identifier, c’est savoir qu’on existe aux yeux du monde. Bien avant une société où l’image était transmise, on  connaissait le monde via l’écriture, et donc les livres. On savait qu’il y avait tel continent, tel peuple quelque part dans le monde grâce aux journaux des voyageurs. Quant au fait de se voir représenter, ne pas pouvoir s’identifier dans un roman alors que des hommes préhistoriques étaient capables de raconter leurs histoires par la simple représentation picturale de ce qu’ils voyaient, c’est “invisibilisant” et oppressant. Il y a eu des femmes noires à l’époque victorienne, puis à la belle époque, etc. Elles ont existé, probablement en France également, mais je n’en ai jamais croisé dans les livres.

Joséphine Baker

La faute à qui ? Ce n’est pas tant cela qui est important, mais c’est le maintien d’une non-prise de conscience encore aujourd’hui. Il est arrivé de trouver du Aimée Césaire en littérature étrangère dans des librairies, lui, homme français qui du simple fait de son origine antillaise, sa couleur de peau, fut cataloguée dans un tel rayon. C’est parce qu’il arrive des erreurs comme ça encore trop fréquentes que cela continue. Où est le problème ? Le problème n’est pas une simple histoire d’égo. Au delà des innombrables odes à la littérature comme “miroir de son temps” il y a des absents à l’appel dans ce fameux reflet, et ce n’est pas normal. Se sentir français, c’est aussi se sentir considérer, visible, et non pas se sentir comme un cas “spécifique”, différent.

A quinze ans, j’ai lu Contours du jour qui vient de Léonora Miano. Je me rappelle avoir été séduite par le fait de cotoyer des jeunes femmes de mon âge,  noires, mais leur culture africaine, bien que parente et très enrichissante, ne vibrait pas assez en moi. Néanmoins, j’ai savouré ces mots et quand j’ai su que cette auteure était en dédicace dans une foire où je travaillais, j’ai fait en sorte de ramener ce livre pour lui dire “merci”. Même si je l’avais perdu de vue, son roman a été véritablement une percée dans mon imaginaire. Puis, le temps est passé et il y a quelques mois, j’ai découvert Toni Morrison et son roman Tar Baby. Et ce fut la révélation : non seulement elle parlait de moi, mais elle racontait mon histoire, elle racontait un paysage que je connaissais, des discours et des mentalités que je côtoyais du côté des Caraïbes. Elle a dépassé la représentation de mes origines en évoquant une fille qui aurait pu être moi, qui vivait en France, revenait aux Antilles, etc. Elle articulait des problématiques que je n’avais lu nulle part ailleurs et que je connaissais trop bien. J’existais. Quelque part, dans un bouquin datant des années 90, mon profil existait. Il y avait une fille comme moi. Je n’étais plus dans la minorité, dans la différence. Morrison m’a fait ce cadeau. 

On peut sentir tous les livres, sans s’y voir.  

Une fois, une amie blanche que je venais de rencontrer m’a dit: “avant de lire Toni Morrison, je ne m’étais jamais posée de question sur la couleur de peau du personnage principale. C’était d’emblée automatique. Avec ses écrits, j’ai compris que ce n’était pas donné à tout le monde”. J’ai admiré cette amie pour le recul qu’elle a eu, et Morrison est devenue mon auteure favorite. Quand on demandait à Morrison pourquoi elle s’obstinait à faire de ses personnages principaux des personnes noires, elle n’hésitait pas à dire “auriez-vous posez la même question s’il avait s’agi de personnes blanches ?”. Tout était dit. Elle bousculait une norme tacite, perçait un imaginaire lissé. Et il a fallu que je lise de la littérature afro-américaine pour que l’on parle de moi. A bon entendeur.

Si chercher à s’identifier et à se reconnaître est communautariste, alors c’est simplement et purement stupide. Ces genres littéraires que l’on qualifie de communautariste sont une réponse à une invisibilisation majeure et récurrente. La littérature afro américaine tient son origine dans les revendications des droits civiques durant la ségrégation raciale aux USA, et visait à refléter davantage une nation mixte dans la littérature américaine.

J’aime la littérature, je crois tant en elle et en son pouvoir sur les gens que je songe à une littérature afropéenne, et encore davantage, intersectionnelle, pour le futur. Les livres existent et il nous incombe de les rendre visibles au monde. S’il n’y en a pas assez, c’est à nous de les écrire. Nous pouvons changer les choses: nous pouvons nous raconter.

“I realized that people like me, girls with skin the color of chocolate, whose kinky hair could not form ponytails, could also exist in literature. I started to write about things I recognized. Now, I loved those American and British books I read. They stirred my imagination. They opened up new worlds for me. But the unintended consequence was that I did not know that people like me could exist in literature. So what the discovery of African writers did for me was this : it saved me from having a single story of what books are.

“J’ai réalisé que les gens comme moi, des filles avec la peau chocolat, avec des cheveux crépus qui ne pouvait pas faire de queue de cheval, pouvaient aussi exister en littérature. J’ai commencé à écrire à propos des choses que je reconnaissais. Maintenant, j’ai aimé ces livres américains et britanniques que j’ai lu. Ils ont étayé mon imagination. Ils ont ouvert de nouveaux mondes à moi. Mais la conséquence inattendue était que je ne savais que des gens comme moi pouvaient exister en littérature. Alors, ce que la découverte d’auteurs africains a fait pour moi fut ceci : cela m’a sauvé de n’avoir qu’une seule histoire de ce que les livres sont.

– Chimamanda Ngozi Adichie

Pour aller plus loin :

Le discours “A single story” de Chimamanda Nogzi Adichie

Un gamer sur son identification dans les jeux vidéos

Portrait de femmes noires à l’époque victorienne. http://downtownlalife.tripod.com/id535.html

“Black lessons”, http://rookiemag.com/2013/04/black-girl-lessons/

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